"J’essaie de manipuler le spectateur pour qu’il se rende compte qu’il est manipulé", confie Michael Haneke à Sarah Chiche dans l’entretien qui conclut Ethique du mikado. Cette manipulation, c’est bien ce qui a été reproché au réalisateur autrichien tout au long de son œuvre, de Funny games à Amour, et en dépit de son succès critique et public. Là est donc aussi toute la question : et si ce qui poussait le spectateur à regarder les films de Haneke en dépit de leur violence et de leur cruauté, plutôt qu’une manipulation, c’était un pacte entre le spectateur et le réalisateur ?
La violence que montre Haneke répond à celle du monde, déferlement ininterrompu d’images et transmission de la culpabilité à travers les générations. Du travail de l’acteur au jeu de citations qui structurent les films, l’œuvre du cinéaste est interrogée via ce double prisme. Ce que le spectateur y voit, dit Sarah Chiche, c’est le mal comme point obscur, au centre d’un monde fragmentaire - justement parce que le film reconstruit ces fragments, met en lumière ce point obscur. Et c’est par l’angoisse jouissive que lui procure l’œuvre de Haneke que le spectateur redevient agent d’un pacte et non plus victime d’une manipulation : ce que lui apprend cette plongée dans le mal, c’est qu’il peut, a contrario, refuser les engrenages qui y mènent - c’est donc qu’il dispose d’un libre arbitre. Si cette thèse laisse de côté la dimension politique de l’œuvre, elle a le mérite de poser avec grâce et érudition la question déterminante de la liberté de chacun face aux images et à la violence, liberté de participation, mais aussi de conscience. Clément Rosset avait naguère proposé, comme critère de connaissance et de réflexion, le "principe de cruauté" comme ultime outil pour regarder la réalité en face. Haneke nous a emmenés avec lui au cinéma.
Fanny Taillandier