Il y a trente ans, Gilles Lipovetsky entrait sur la scène intellectuelle avec six études percutantes sur l’individualisme contemporain. L’ère du vide (Folio essais, 1989) marquait le point de départ d’une réflexion originale sur les sociétés modernes et les aspects de la culture libérale.
Le nouveau livre qu’il signe avec Jean Serroy poursuit ce travail. Les deux compères avaient déjà observé notre époque via le cinéma (L’écran global, Seuil, 2007) et la mondialisation (La culture-monde, Odile Jacob, 2008). Cette fois, ils démontrent que le capitalisme n’est pas incompatible avec une vie esthétique.
Bien mieux, ils expliquent à l’aide de nombreux exemples que leur théorie se vérifie quand on l’applique à l’art, à la musique, au cinéma ou à la mode. En réalité, le capitalisme se nourrit de cette nouvelle esthétique atomisée au travers du design. Il suffit de constater combien Apple a joué sur ce registre pour vendre ses produits.
Cette quatrième phase de l’esthétisation du monde, ils la nomment l’« âge transesthétique ». « Après l’art pour les Dieux, l’art pour les Princes et l’art pour l’art, c’est maintenant l’art pour le marché qui triomphe. » Un capitalisme artiste qui se caractérise par l’hyperconsommation et la brièveté.
Un film, un livre, une chanson, un téléphone doivent avoir un succès rapidement. Boulimique et zappeur, le nouvel esthète consommateur passe d’une émotion à une autre avec la rapidité d’un clic comme si le monde se résumait à un clip.
Et l’homme dans tout ça ? Dans ce triomphe du futile et du superflu, Lipovetsky et Serroy se refusent à jouer les grincheux. Pour eux, ce capitalisme artiste porte ses réussites comme ses échecs. Au rayon des fracas, ils soulignent les dégâts sociaux, écologiques et humains de cette financiarisation du beau avec son inévitable pollution par des productions vulgaires et médiocres souvent encensées par ce même système. D’où une distribution inégalitaire du succès.
Le côté positif serait l’émergence d’une nouvelle « classe créative » avec des artistes transformés en « manipulateurs de symboles ». Admettons… Dans ce triomphe du kitsch, ce capitalisme artiste apparaît surtout comme un fabricant d’écume médiatique avec des gloires furtives et des engouements passagers. Heureusement, dans ce naufrage généralisé, ce capitalisme a même prévu une esthétique de la lenteur…
Dans leur Esthétisation du monde, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy prolongent la réflexion amorcée il y a une dizaine d’années par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, « Tel », 2011). « Ce n’est plus l’Art élevé méprisant la marche qui embellit le monde, c’est le capitalisme lui-même armé de son nouveau bras artistique. » Le monde n’est donc pas plus laid, il est de plus en plus stylisé. Reste à passer de la quantité à la qualité. Sur ce point, le débat ne fait que commencer.
L. L.