Pour les éditeurs qui se retrouveront le 7 octobre à la BNF, à Paris, pour les 2e Assises nationales de l'édition jeunesse sur le thème « quelle (re)connaissance, pour quelle vitalité ? », les réseaux sociaux sont devenus une nécessité. « C'est là que sont nos lecteurs », constate Margaux Rol, chef de projet marketing et digital chez Laffont. Alors que leur production intéresse peu les médias traditionnels, les professionnels de la jeunesse ont investi les réseaux sociaux et s'y montrent très actifs, notamment en direction de leur public de jeunes adultes,. « La prescription entre jeunes est devenue extrêmement importante ainsi que le phénomène de communauté », souligne Alexandra Bentz, directrice du pôle jeunesse d'Edi8.
Avec l'aide de plusieurs community managers, Alexandra Bentz a mis en place des réseaux pour chacune de ses marques. Facebook, Instagram, Snapchat « fédèrent la communauté des geeks autour de 404 avec une véritable offre éditoriale » : titres, signatures, actualités sur l'univers geek, références, cadeaux. Pour Poulpe fictions, elle propose aux plus jeunes des vidéos humoristiques. Les 20 000 parents abonnés de Gründ jeunesse (Facebook et Instagram) ont droit aux mots d'enfants, activités du mercredi, albums filmés et, en feuilleton, un portrait d'enfant issu du livre Demain est à nous. Les pages Facebook sont plutôt dédiées aux séries et aux univers : Timothée pour Gründ. Comme chez Rageot avec Pierre Bottero et Ma vie selon moi de Sylvie Jaoui.
Instagram, le réseau des jeunes
Depuis deux ans, l'impact d'Instagram a explosé. « Il faut impérativement y poster des stories, qui rendent le support plus sexy, car c'est ce que regardent les jeunes », explique Doriane Sibilet, responsable des relations presse et réseaux sociaux de l'École des loisirs. « Il faut de belles photos et des mises en scène » confirme Anne-Charlotte Ullmann, qui vient de fonder son agence de conseil pour l'édition, Boucan Communication. « Instagram a beaucoup évolué avec les technologies et l'usage qu'en font les jeunes. C'est un média interactif : stories, vidéos, dessins animés, photos spontanées ou travaillées. On peut varier les points de vue sans lasser l'usager », se félicite Cécile Petitbon, responsable marketing digital de Gallimard Jeunesse. Pour chaque nouveauté, Fabien Leroy, éditeur de « R » (Laffont), tourne un sketch humoristique vidéo, perruque à l'appui, qui a tant de succès que l'éditeur les systématise. Sandrine Ragaudin, responsable des réseaux sociaux chez Rageot, incarne « Mademoiselle Rageot » qui dialogue avec les lecteurs.
De vrais films
Le trailer est aussi une pratique courante. Pour chaque nouveauté, Laffont propose une bande-annonce de 30 secondes. Albin Michel Jeunesse les a initiés depuis trois ans pour chaque nouveauté « young adult ». « Ce sont de vrais petits films avec des comédiens, un casting, un scénario, s'enorgueillit Mickaël Palvin, directeur marketing d'Albin Michel. La nouvelle génération de youtubeuses comme Nine Gorman, sait manier une caméra, réaliser un dérushage et un montage. » Margaux Rol, chef de projet marketing et digital chez Laffont, pratique le « take over » : pendant un week-end ou une semaine, l'éditeur laisse son propre réseau aux lecteurs pour parler des livres. À l'École des loisirs, Dorothée de Monfreid y a dévoilé les coulisses de son album. Ce dernier imagine aussi des « book tour » (chaque jour un influenceur différent poste sa critique sur le site) pour Broadway limited, de Malika Ferdjoukh et pour le tome V de Sauveur et fils de Marie-Aude Murail. Tandis que Ne change jamais, de Marie Desplechin, un manifeste sur l'écologie, est le prétexte à un challenge zéro déchet sur la chaîne Youtube de l'auteur.
Lecteurs VIP
Pour les éditeurs, c'est un retour de lecture direct et le moyen de constituer un groupe de lecteurs privilégiés, qu'ils invitent à rencontrer l'auteur. Pendant le salon de Montreuil, Albin Michel Jeunesse leur a ouvert les portes de la rue Huyghens pour un goûter, et L'École des loisirs les a conviés à une soirée musicale. « R » (Laffont) fédère une cinquantaine de lecteurs qui votent pour son prix des lecteurs, et Gallimard Jeunesse une cinquantaine d'ambassadeurs qui chroniquent les livres sur le webzine Onlitplusfort.
Si Nine Gorman, Bulldop et Margaud Liseuse, restent incontournables, le profil de l'instagrameuse va de la jeune fan de 12 ans à la mère de famille aux chroniques « lifestyle ». Quelques institutrices, bibliothécaires et libraires s'invitent aussi (les librairies Mollat, La sardine à lire et Les 3 sœurs sont souvent citées). « Certaines influenceuses touchent des lectrices adultes, jusqu'aux 30-40 ans », note Margaux Rol. « Un livre qui a du mal à trouver son public peut être pris en charge par les influenceurs et les libraires », explique Anne-Charlotte Ullmann, qui recommande Instagram aux illustrateurs et aux auteurs qui souhaitent « se faire connaître en dehors de l'édition ».
Publicité ou critique ?
Mais l'ambiguïté demeure : publicité ou travail critique ? « Il faut adopter les bonnes pratiques. Un contenu sponsorisé ou rémunéré fait l'objet d'un contrat et les posts, photos et stories portent la mention « contenu sponsorisé ». Quand un influenceur a 50 000 abonnés, c'est un partenariat important », précise Anne-Charlotte Ullmann, qui note qu'à l'inverse un influenceur « qui reçoit un service de presse non rémunéré peut dire qu'il n'aime pas le livre ». Mickaël Palvin insiste de son côté sur le coût de réalisation des trailers (entre 3 000 et 4 000 euros), auquel s'ajoute le coût de diffusion (1 500 euros). Avec « l'avantage » de l'algorithme : « sur Facebook ou Instagram, on peut entrer les cibles qu'on veut atteindre en faisant une requête « jeunes adultes, fans de Hunger Games et de Divergente » », explique-t-il.
Pour Anne-Charlotte Ullmann, il faut éviter de se concentrer sur un seul réseau. « Instagram reste fragile et s'il se fait racheter, les gens n'auront plus de boulot. Par ailleurs, tout fonctionne sur le référencement or Google ne référence pas Instagram », avertit-elle.
Un réseau créatif et puissant
Inconditionnelle de Bookstagram au point d'y consacrer son mémoire de Master, Audrey Tribot, 21 ans, en fait l'éloge. « C'est le réseau social du moment pour le monde du livre, le plus pratique, le plus instinctif. Avec l'appli sur le téléphone, on peut s'y perdre pendant des heures », insiste-t-elle.
Quand elle a créé son compte @lesouffledesmots sur Instagram en 2013, « le mot Bookstagram n'existait pas ». Elle concevait le réseau comme un complément de son blog et de sa chaîne Youtube, où elle reste très active. Mais la jeune femme, qui poste trois ou quatre fois par semaine ses lectures sur Instagram et les relaie sur Facebook, compte 31 810 abonnés.
Elle dit lire de tout, avec une préférence pour le « young adult » et la littérature contemporaine. « Mais on peut aussi trouver sur mon compte des bandes dessinées, des polars, des témoignages, des romans jeunesse, car j'aime beaucoup varier », souligne-t-elle. Elle se sent libre : « Je lis ce qu'on m'envoie quand j'en ai envie, si j'en ai envie et j'en dis ce que je veux quand je veux ».
Pour elle, le réseau « a mis le livre en valeur de façon créative et puissante ». Plus le livre est vu dans chaque story et chaque post, plus il donne envie et plus il attire l'œil en librairie. Pour elle Instagram est une « véritable communauté où tout le monde se suit et se conseille des lectures chaque jour ».
Défendre la singularité
Tom Lévêque, 22 ans, vient de terminer son Master Edition. Il a commencé il y a dix ans par un blog, @lavoixdulivre, ouvrant son compte Instagram en 2014 (1 500 abonnés). Multiréseaux, il considère Facebook, Twitter, Instagram comme des outils de communication pour annoncer les nouveaux articles du blog, même si ça lui arrive de poster sur ce dernier des chroniques et des informations inédites. Il tient aussi une chaîne Youtube de rencontres avec des auteurs et professionnels du livre, Boîtamo, et a lancé un prix La voix des blogs. Son frère jumeau, Nathan, également blogueur et booktubeur, a son propre blog et son Instagram, @lecahierdelecturedeNathan. Du coup, lui a créé son #JeSuisTomPasNathan.
Le credo de Tom Lévêque ? « Défendre une littérature de jeunesse et adolescente, notamment française, aussi singulière, éclectique, vivante et éveillée sur le monde que l'est son lectorat » à travers critiques ou interviews. Il poste, tous les jours ou une fois par semaine, selon sa disponibilité. « Cela doit rester un plaisir. Ma pratique est plus professionnelle qu'auparavant mais reste une activité que je considère comme un loisir, étant donné que je m'en occupe sur mon temps personnel et que je n'en vis pas », commente-t-il. En attendant, il va travailler sur les albums chez Sarbacane avec Emmanuelle Beulque.
D'abord le visuel
Marion Grand, 35 ans, institutrice, a ouvert son compte Instagram @sunnyreve en septembre 2012 et compte 6 980 abonnés. Elle poste deux ou trois fois par mois et propose aussi des stories thématiques comme l'égalité filles-garçons, les BD pour jeunes lecteurs, les livres d'art pour enfants, qu'elle laisse à la une pour qu'elles soient vues.
« Au départ, je voulais être dessinatrice de livres pour enfants et puis finalement je suis devenue professeur des écoles », raconte Marion, pour qui un livre pour la jeunesse doit d'abord lui plaire visuellement. Elle est fascinée, insiste-t-elle, par le travail des illustrateurs pour la jeunesse. Elle ne parle que des titres qu'elle aime, ses coups de cœur, qu'elle choisit parmi les ouvrages qu'on lui envoie mais les « aurait achetés de toute façon ».
Elle a commencé par écrire un blog, Sunnyreve, où elle parlait parfois de littérature pour la jeunesse. « Un jour, je me suis dit qu'Instagram permettait aussi de parler littérature et que finalement peu de blogomums le faisaient sur le réseau (à l'époque). » Elle a présenté les livres avec un dessin à la craie sur son tableau de maîtresse, ce qui a beaucoup plu, et elle a créé son #chutlamaitresselitunehistoire.