23 AOÛT - ROMAN France

Patrick Deville- Photo BERTINI/SEUIL

Nicolas Bouvier, dans L'usage du monde, fait l'éloge de la Suisse nomade, ses compatriotes qui ont quitté leurs paysages alpestres pour bâtir des cités, tel Borromini, l'architecte baroque de Rome, ou pour bourlinguer et écrire comme Blaise Cendrars... Parmi ces éminents Helvètes au long cours, il en est un qui a attisé la curiosité et affûté la plume de Patrick Deville, cet autre écrivain-voyageur : Alexandre Yercin (1863-1943), le découvreur du bacille de la peste, qui porte depuis son nom, yercinia pestis. Les chauvins noteront que Yercin est aussi français. C'est que le natif du canton de Vaud en Suisse romande dut prendre la nationalité française, sans quoi il n'aurait pu progresser dans une carrière de bactériologiste associée au premier cercle du grand Pasteur. Mais carriériste, Yercin le fut en vérité très peu, au grand dam de Pasteur lui-même et de son bras droit, Emile Roux, qui l'avait pris sous son aile. "L'orphelin de Morges" avait hérité de la soif du savoir exact de ce père mordu d'entomologie, mort avant sa naissance. Tandis que sa mère, pour faire bouillir la marmite, apprenait aux jeunes filles comment tenir leurs couverts, le jeune Yercin, passionné de cerfs-volants et de sciences, se détournait déjà de la mondanité et de tous ces salamalecs de "guenons" et jetait son dévolu sur le vaste monde. Etudes à Marbourg, puis Institut Pasteur... les grises salles de laboratoire sont trop exiguës pour ce lecteur de Loti et admirateur de l'explorateur-médecin Livingstone. Mépris de la politique mais aussi des arts (sauf les classiques grecs et latins qu'il retraduit vers la fin de sa vie), le Dr Yercin aura traversé la moitié du globe et vécu la majeure partie de sa vie en manière d'ermite en Extrême-Orient loin des tranchées de 14-18 et de la débâcle de 1939 et de l'Occupation. Il est médecin à bord d'un cargo qui relie les deux capitales coloniales Hanoi et Saigon, puis médecin des pauvres, "Ong Nam", comme le surnomment les "Annamites", ces Vietnamiens qu'il soigne gratis à Nha Trang, où il a élu demeure et où il s'éteindra à l'âge de 80 ans. D'une curiosité insatiable et d'une ingéniosité sans pareille, il étudie les "Moïs", les peuplades montagnardes des Hauts-Plateaux du Viêt Nam ; il adapte la culture de l'hévéa, l'arbre du caoutchouc, au climat indochinois ; il repère le site sur lequel va s'élever "la ville de l'éternel printemps", Dalat ; il crée une nouvelle race de gallinacées ; il "invente" un "élixir de jouvence" à base de coca et de cannelle, l'ancêtre du Coca-Cola... Mais c'est à Hongkong, frappé par la peste, que Yercin va laisser son nom à la postérité grâce à la découverte du bacille à l'origine du fléau dans le bubon d'un séminariste chinois malade. Il élaborera un vaccin qui sauvera le pestiféré : "Les voies du Seigneur sont parfois si obscures qu'un parpaillot suisse ressuscite un calotin chinois."

Patrick Deville écrit comme on explore, de manière sensible, voire sensitive. Peste et choléra est un beau portrait parce que, plus que les traits d'un homme, il dessine surtout son rêve d'une vie au-delà des frontières auxquelles sa naissance l'aurait assigné.

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