L’affaire aurait dû faire grand bruit. En 1962, une apparition mariale, lors d’une fête de fin d’année du cours privé tenu d’une main de fer par Mlle Le Prince, ne pouvait que secouer la petite ville de Yonge, au cœur de la campagne charentaise. Pourtant, seul le bulletin paroissial en fit état. En cause, l’accident de santé inexpliqué consécutif au prodige, qui laissa la directrice du cours paralysée à jamais. Et peut-être aussi eût-il fallu s’intéresser aux relations que celle-ci entretenait avec sa professeure d’anglais, Mlle Theresa Gourmel, au noviciat tout proche, et à quelques-uns des pensionnaires du cours, comme le dernier arrivé, Oscar Rolland-Duverne, l’insolence et la tentation réunies en une même jeune âme, ou son camarade de cœur, le trop timide Adrien Bertrand. On n’en fera rien, tant les mystères lorsqu’ils sont de l’ordre du sacré gagnent à rester mystérieux…
Du moins, jusqu’à ce que, un demi-siècle plus tard, Julian Dransfield, un journaliste anglais retiré à Royan, n’exhume cette histoire et, retrouvant ses protagonistes survivants, ne les confrontent à leurs souvenirs les plus enfouis, leurs peurs les plus secrètes. Au bal des fantômes qui s’ouvre alors, chacun s’en ira danser.
Depuis 1977, et la publication de Fabriques (Seuil, "Fiction & Cie"), au gré de pérégrinations éditoriales buissonnières, François Rivière dévide le même écheveau romanesque où ses fictions spéculatives se frottent à la littérature de genre et aux abîmes nés du désir et du crime. En gros, et pour citer deux auteurs dont il est familier, c’est Cocteau en goguette chez Agatha Christie avec un rien de roman sentimental pour relever la sauce et égarer le lecteur. Un garçon disparaît, qui marque son entrée au sein du domaine français des éditions Rivages, condense tout son art du faux-semblant et des ombres furtives. Après Debord, il pourrait y écrire que "le vrai est un moment du faux". Ou, plus simplement, considérer que tourner autour du pot est un paradigme de l’art du romancier. Les familiers de l’œuvre y retrouveront toutes les essences de son "jardin des délices". Yonge, cette petite ville de province confite en dévotion, c’est Saintes, ville natale de l’auteur. Royan est là aussi avec ses horizons chimériques. Il y a des vieilles filles, des garçons qui aiment les garçons et semblent empêtrés à l’heure de le reconnaître, un univers de livres pour protéger de la laideur du monde. La solitude comme destin et comme refuge. Et bien sûr, chez ce jamesien discret, un "motif caché dans le tapis". En fait d’apparition, c’est moins celle de la Vierge qui choquera Adrien, et fera peser sur sa vie un poids d’espérance et de chagrin, que celle du très bel Oscar. Qui apparaît donc et disparaît presque aussi vite. Et au premier comme au deuxième degrès, les lignes que François Rivière consacre à cette perte sont de celles qui serrent le cœur.
Olivier Mony