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Le chant du monde

Jean-Pierre Minaudier. - Photo © J.-L. Bertini

Le chant du monde

Jean-Pierre Minaudier, enseignant et traducteur de l’estonien, dévoile sa passion pour les grammaires de toutes les langues du monde dans Poésie du gérondif, célébration babélienne et ode à la parole humaine.

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Par Fanny Taillandier,
avec Créé le 27.03.2014 à 19h43 ,
Mis à jour le 28.03.2014 à 00h00

Les rayonnages de grammaire prennent toute l’entrée, et le couloir", explique ce professeur d’histoire en khâgne et de basque à l’Inalco. "Mais cela reste moins volumineux que la littérature", tempère-t-il aussitôt avec une sorte de sourire dans la voix, si bien qu’on ne sait s’il se veut modeste ou s’il use d’une de ses provocations pince-sans-rire dont il a le secret, et qui fourmillent dans les pages de Poésie du gérondif. Car il faut savoir que des grammaires, il en possède "exactement 1 163, concernant 864 langues", comme il le précise dès les premières pages de ce court ouvrage au ton enjoué. En effet, "pour [se] vider la tête de [son] métier d’enseignant", Jean-Pierre Minaudier collectionne les grammaires, et les lit. Une passion peu commune (mais "l’une des leçons qu’on apprend à force de fréquenter Internet, c’est qu’aucun cinglé n’est seul de son espèce") qui lui est venue sur le tard, après des études sur le Mexique et la Colombie contemporains, et un virage à 180° qui lui a fait découvrir l’Estonie, pays où il a acheté une maison - "donc, il fallait que j’en connaisse la langue", C.Q.F.D. - et dont il a découvert la littérature.

Après des nouvelles et un livre de référence sur l’histoire de l’Estonie, il publie chez ce qui s’appelait alors Attila L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk. Une œuvre prémonitoire : cette langue n’est pas celle des serpents, mais une langue fictive et archaïque, qui permettait aux hommes des forêts d’Estonie de communiquer avec les animaux, jusqu’à ce que tout le monde l’oublie… Gageons que cette intrigue a fait beaucoup pour séduire notre homme. Car ce qui lui plaît, dans les grammaires, c’est l’accès qu’elles donnent "à une infinité de façons de voir le monde et de le penser". Il poursuit : "Barthes disait que le langage était fasciste, mais je crois au contraire qu’il y a une joie immense dans le langage, et c’est cette joie que j’ai voulu transmettre dans le livre." Lequel donne d’ailleurs, à nouveau mi-sérieux mi-provocateur, "une raison fondamentale pour adopter une approche de l’autre par la linguistique : c’est que cette science à la solide réputation d’austérité, ne jouissant pas d’une large popularité, est assez peu affectée par le discours ethnologique dégénéré, omniprésent dans les médias depuis une génération, sur les ethnies forcément féministes, pacifistes et écologistes, leur «rapport au monde plus authentique que le nôtre», leurs chamanes à la «sagesse immémoriale» qui «nous font retrouver le sens de l’existence», […] et autres carabistouilles new age d’une insondable niaiserie qui sont l’équivalent intellectuel exact du tourisme de masse".

Une jungle luxuriante.

Et le monde est bien là, resserré dans ces pages, avec ses peuplades inconnues, ses idiomes à soixante locuteurs qui donnent du fil à retordre aux ethnolinguistes, ses Völkerwanderungen, ses grandes migrations ("Mais attention, nous précisera l’auteur, il se peut qu’une langue migre sans que le peuple la suive, regardez l’anglais"), ses langues presque uniquement consonantiques et celles qui se refusent à faire le moindre emprunt, tel le navajo, dans lequel "tank" se dit très simplement "chidinaa’na’ibee’eldoohtsohbikaa’dahnaazniligii, littéralement «voiture qui glisse sur le sol avec de gros fusils dessus»". C’est foisonnant, ça saute d’un continent à l’autre en un clin d’œil, c’est envoûtant comme un chant dont on ne comprend pas les paroles. On a l’impression de se promener dans une jungle luxuriante aux créatures merveilleuses… Et menacées : parmi les six mille langues qui font vibrer les cordes vocales humaines à travers le monde, la moitié sont en danger, selon l’Unesco. "On est à une époque de grande curiosité, tempère Minaudier. On va sauver en fait beaucoup de choses, même si la disparition est inéluctable. Et puis tout dépend de l’image que les gens ont d’eux-mêmes. En Colombie, le business chamanique fait venir des touristes qui disent aux autochtones qu’ils admirent leur langue, du coup elle est gardée… La mondialisation a aussi de bons côtés, Internet est une providence pour les groupes linguistiques disloqués." L’enseignant veut désormais maîtriser le basque, et rêve à une histoire linguistique de l’Europe. Il continue à collectionner les grammaires, portes d’accès au chant du monde.

Fanny Taillandier

Poésie du gérondif, Jean-Pierre Minaudier, Le Tripode, 158 p., 14,70 euros. ISBN : 978-2-37055-016-3, à paraître le 3 avril.

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