L'essai de Laurent Vidal s'ouvre sur la scène iconique avec un Charlot avalé puis recraché par la machine des Temps modernes. Elle illustre parfaitement le propos de l'auteur. Nous avons là, la démonstration de ce que l'accélération du rythme de travail produit sur tout individu. L'auteur d'Ils ont rêvé un autre monde (Flammarion, 2014) nous rappelle que cette nouvelle réglementation du temps est survenue avec la révolution industrielle puis avec le taylorisme, les États-Unis imposant depuis leur tempo au monde entier. À tout le monde vraiment ? Non. Quelques-uns résistent à cette mise en coupe réglée de nos vies quotidiennes. On les appelle avec un certain mépris les « hommes lents » car ils dérangent l'ordre établi. Les premiers hommes considérés comme lents par les hommes pressés furent les Amérindiens après la découverte de l'Amérique, les Africains jugés indolents durant les colonies, les chômeurs pendant la grande dépression et aujourd'hui les migrants dont le seul but serait de fuir lentement pour s'installer lentement dans des pays rapides. C'est oublier les dangers traversés, les risques pris et les douleurs subies pour ce prétendu privilège de la lenteur.
L'historien (Institut des Hautes études d'Amérique latine) montre comment s'opère une discrimination par la vitesse. Non seulement le lent serait fragile, mais dangereux pour les sociétés modernes dont il fait baisser la moyenne. Car évidemment, l'efficacité ne serait que dans la célérité. Le lambin et le traînard n'ont rien à faire dans cette nouvelle construction sociale du temps et de sa mesure qui valorise la promptitude dans l'exécution. L'approche de Laurent Vidal est riche de bien des lectures. Elle ouvre à une compréhension autre du monde après les travaux du regretté Pierre Sansot. Ralentir, c'est toute une histoire. Mais il faut distinguer la lenteur de la paresse. Les hommes lents participent à la vie sociale, mais à leur rythme. Le fainéant, celui qui fait néant, à l'image d'Oblomov est un insoumis. Le rien faire devient une philosophie de vie qui frôle la mort, c'est-à-dire l'arrêt de toute activité.
On puise dans ce livre nombre d'exemples pour remonter la trace des hommes lents, des Indiens aux gilets jaunes, en passant par ces flemmards géniaux qui ont inventé le jazz et le blues. Être lent dans un monde rapide est-ce vraiment un atout ? Laurent Vidal nous démontre que oui. Prendre le temps, ce n'est pas forcément prendre son temps. C'est se saisir pleinement de ce que l'on fait, en toute connaissance de cause, en sachant quel est le meilleur rythme pour accomplir sa tâche. C'est aussi prendre le temps de comprendre ce que l'on est en train de faire. Au fond, les hommes lents fascinent les hommes rapides parce qu'ils pensent qu'ils prennent du bon temps, leur bon temps dont ils ont décidé eux de se passer pour être dans la norme. Finalement, le bon équilibre serait à retrouver dans la sagesse latine, dans ce festina lente qui conseillait de se hâter lentement.
Les hommes lents : résister à la modernité
Flammarion
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 19 euros ; 288 p.
ISBN: 9782081427822