Chez Sollers, tout est pensé. Chaque livre répond aux précédents, et des correspondances s'établissent à l'intérieur même de l'oeuvre, à laquelle elles donnent sa cohérence. C'est ainsi que, trente ans après Femmes, l'un de ses ouvrages les plus célèbres et aussi son premier chez Gallimard - c'était tout sauf un hasard -, l'écrivain revient "sur le motif", comme on dit d'un peintre, avec ces Portraits de femmes. Un livre inclassable, forcément. Séduisant, limpide, bien dans la "nouvelle manière" de Sollers, intimiste, sans que soit jamais exclue une part de jeu.
Le lecteur est convié au défilé des femmes de la vie de l'auteur, depuis sa mère Marcelle, une femme d'esprit, lectrice de Proust, vénérée. L'entourèrent aussi ses soeurs aînées et ses tantes : Laure, la "deuxième mère" mélancolique, amatrice de Dostoïevski et trop tôt disparue ; et Maxie, la vieille fille pianiste un peu bizarre. Sans oublier Eugenia, la bonne basque espagnole anarchiste, qui a dépucelé le jeune Philippe. A ce premier amour sexuel, Joyaux, devenu écrivain et Sollers, dédiera son premier roman publié, Une curieuse solitude, en 1958. Acte fondateur et propitiatoire : sa vie et son oeuvre seront placées sous le signe féminin. Catholique bordelais, notre homme doit vouer un culte particulier aux saintes et à la Vierge Marie.
Il écrit joliment sur ses femmes majeures, ses reines. Dominique Aury, rencontrée lorsqu'il avait 22 ans et elle 35, et accompagnée jusqu'à sa mort, l'année dernière. Une longue passion de "Jim", qui lui a dédié Drame (en 1965) et, en 2004, son Dictionnaire amoureux de Venise, leur port d'attache. Leur correspondance, nous apprend-il, sera un jour publiée.
Et Julia Kristeva, bien sûr, son point d'ancrage. La géniale Bulgare épousée discrètement, lui 30 ans, elle 25, la mère de son fils, David, qu'il évoque de façon tendre, émouvante, profondément paternelle. David est le "Jeff" du Secret, tandis que sa mère s'est vu dédier Nombres en 1968.
Les livres, les écrivains qu'il admire le plus (Molière, Casanova, La Fontaine, Baudelaire, Joyce, Céline, Proust, Sade, Laclos, Voltaire... passent ici, au détour d'une page), sont l'essentiel pour Sollers. Avec les femmes. Les importantes donc, les simples relations - un sacré portrait de l'infernale Duras ! -, et puis celles qu'il appelle "les collectionneuses". Ces "amours nécessaires" dont parlait Sartre, et qui composent sa "double vie". "Je n'ai jamais compris ce que signifiait la fidélité sexuelle", confie Sollers, qui revient sur certaines de ces liaisons, jamais dangereuses, parfois tumultueuses, avec humour.
Ecrit sur le mode de la conversation de bon ton, à la manière de son cher XVIIIe siècle, Portraits de femmes constitue une pièce capitale du puzzle sollersien, en contrepoint à Fugues, recueil d'articles et d'essais paru il y a quelques semaines, dans la lignée de La guerre du goût. C'est un livre touchant, à la fois tonique et nostalgique, où un écrivain en pleine possession de son talent revient sur son passé, à travers les femmes qui l'ont marqué - même Cléopâtre vue par Shakespeare, conviée elle aussi à cette espèce de grand bal du débutant.