Employés tranquilles, confortablement installés, Arnaldo et Bárbara forment un couple de trentenaires lisboètes modèle, prêt à nourrir les statistiques nationales de la séparation. Au départ, rien de spécial, un boulot de comptable peu palpitant, un ennui ambiant qui s’immisce subrepticement dans le foyer, et puis cette vague suspicion réciproque : « Chacun d’entre eux était, d’après leurs dires plus allusifs qu’avoués, “intéressé? par quelqu’un d’autre. »
Ainsi commence ce « chronovélème » de Mário de Carvalho, néologisme forgé par l’écrivain portugais, né en 1944, pour décrire cette narration enlevée par un burlesque postmoderne mêlant références livresques et culture pop (cinéma, séries TV, BD). L’art de mourir au loin est une fable sur le couple d’aujourd’hui, évoluant dans l’époque du jetable et de l’échange standard. A travers les scènes de ménage (des chamailleries d’immaturité affective) s’ourdit un véritable conte philosophique, avec rebondissements drolatiques et personnages formidablement bien campés : la mère d’Arnaldo un tantinet snob affiche un certain mépris pour sa belle-fille, pas tant par antipathie naturelle envers cette dernière que par un complexe mal assumé de s’être remise avec un flic plus jeune qu’elle. On goûte les mordantes incises d’un narrateur, démiurge de sarcasme, commentant aussi bien la bureaucratie de son pays que la novlangue de ses congénères. Comme Arnaldo et Bárbara n’ont pas d’enfants (là encore, dans la moyenne), ils se disputent non pas la garde d’une progéniture non existante, mais sur les façons de se défaire d’une tortue d’eau qui fut le symbole de leur affection mutuelle. Comment l’attraper ? Avec des gants, un filet ? Une chose est certaine, dans les mailles de ce petit bijou d’ironie contemporaine, le lecteur est pris.
S. J. R.