Avant d'apparaître sous un visage triste dans les journaux télévisés, Alep était une cité florissante, où régnait l'harmonie multiculturelle. Saviez-vous qu'elle incarne « la ville la plus ancienne du monde » ? D'après Husain, « seuls ses habitants connaissent son âme ». Une âme profonde malmenée par les destructions, la guerre et la souffrance absolue. La journaliste Cécile Hennion a voulu la « ressusciter. Entremêler les souvenirs et les voix de ses habitants à la manière dont sont tissés les tapis, fil après fil. » Ils se nomment Karam, Sami, Aala ou Bara. Chacun a suivi son chemin, mais ils évoluent tous au gré d'événements qui leur échappent. Au départ, il y a le temps insouciant de l'enfance. Il va être balayé par celui des fusils. La politique pénètre les foyers sans épargner personne. « Nous étions fiers de participer à l'édification de notre nouveau monde », explique l'un d'entre eux. Une résistance aux allures de révolution se transformant en poison. Les Alépins aux rêves piétinés vont assister, médusés, à la partition de la ville par la haine et la violence. Tout comme la Syrie, elle s'embrase dans l'indifférence générale.
Cécile Hennion est la correspondante du Monde au Moyen-Orient. Le Caire ou Beyrouth sont ses terres de prédilection, mais l'actualité l'a amenée à couvrir la guerre en Irak, en Libye ou en Syrie. Elle-même affectée, elle transmet ici des bribes de son expérience et ses blessures. Son livre se lit comme un grand roman classique, au style épique et psychologique. Un souffle à la Svetlana Alexievitch pour raconter un pan de l'Histoire en interrogeant les petites gens. Sa plume vibre de sincérité, en retraçant sans juger ces parcours humains traversés par le pire. Ce chef-d'œuvre embrasse Eros et Thanatos, la lâcheté et la bravoure. Pour Husain, « Alep en guerre était devenue aussi insensée qu'un putain de jeu vidéo. J'ai refusé de jouer. » La route de l'exil s'est dès lors imposée. Aala trouve que « la ville est restée belle, même sous les bombardements. Nous y avons été heureux, même avec la peur dans nos entrailles. »
Certains craignent d'avoir perdu « leur dignité d'hommes », mais le courage d'aimer ou de survivre parvient miraculeusement à l'emporter. Le témoignage le plus puissant est celui d'Ola, une femme déchirée par le chagrin, qui demeure néanmoins debout. « Ils nous envoyaient la mort, nous restions dans la vie. » Beaucoup fuient, rejoignent le rang des migrants anonymes. Les exilés disent avoir laissé une part d'eux-mêmes là-bas, tant il est impossible de s'arracher à sa terre. « Les Alépins se sont tous montrés soucieux de voir leur ville émerger des décombres. Ils cherchent de la lumière entre les ombres... » De petits êtres naissent toujours, mais comment envisager l'avenir avec ces terribles souvenirs ? En écoutant Abdelqader : « Les enfants représentent l'espoir, l'ouverture suprême à tous les possibles. Peut-être deviendront-ils les premiers Syriens capables de penser par eux-mêmes dans l'amour de la liberté. »
Le fil de nos vies brisées
Anne Carrière
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 22 euros ; 528 p.
ISBN: 9782843378799