Liberté d'expression

L'abrogation du crime de lèse-majesté

L'abrogation du crime de lèse-majesté

Il a fallu attendre 2013 pour que soit abrogé le délit d’offense envers le Président de la République.

Olivier Beaud, qui est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas, vient de signer un imposant volume intitulé La République injuriée, Histoire des offenses au chef de l’État de la IIIe à la Ve République (PUF).

Sa lecture est à la fois instructive… et distrayante puisqu’on y lit des termes colorés : « Casimir, le constipé » , « Moi, je ne dis pas Pétain, mais putain » , « Général rebelle, bradeur de l'Empire, paranoïaque à délire intermittent » qui sont autant d’apostrophes adressées au chef de l'État.

L’auteur de cette étude s’oppose à l’idée selon laquelle cette infraction d’offense au Chef de l’État, en vigueur jusqu’en 2013, est souvent considérée comme un délit d'opinion. Son ouvrage « entend réfuter ce lieu commun en se fondant sur une étude des procès à partir de documents d'archives », rappelant « la lutte judiciaire menée par le général de Gaulle à partir de 1959 contre les opposants d'extrême droite, "ennemis" du régime ». Soulignons d’emblée que la vaste étude d’Olivier Beaud est minutieuse mais que sa thèse sur la « guerre civile larvée » ne permet guère d’en conclure qu’il faille regretter le délit d’offense au Chef de l’État.

Laurent vs De Gaulle

Reprenons un seul cas, celui du procès de Jacques Laurent, poursuivi après la sortie, en 1965, de son Mauriac sous de Gaulle, et qui reste archétypal.

Vingt-quatre passages du livre de Jacques Laurent sont « retenus par la prévention » d’offense à de Gaulle. Interrogé à l’audience, l’auteur s’explique : « j’ai été amené dans ce livre à constater que François Mauriac avait découpé certains discours du Général de Gaulle afin de leur faire dire ce qu’il souhaitait que ces discours disent. Donc Mauriac avait eu le discours devant lui et des ciseaux ». Le futur académicien ajoute un peu plus tard : « si j’ai été amené à considérer que le livre de Mauriac n’était pas un livre d’Histoire, c’est simplement, quand je suis arrivé dans les premières pages, et que j’ai vu la comparaison avec le Christ »...

Plusieurs écrivains vont témoigner en faveur de Jacques Laurent, de Françoise Sagan à Jules Roy (présenté par sous son titre de « colonel »), en passant par Bernard Frank et Jean-François Revel. La plupart déclarent ne pas partager les opinons de Jacques Laurent, n’avoir lu ni son livre ni celui de Mauriac, mais viennent rappeler à la barre l’importance de la liberté d’expression. 

Du côté des politiques, le tribunal entend d’abord Tixier-Vignancourt. Lecture est ensuite donnée d’une lettre de François Mitterrand, alors député : « le législateur de 1881 cherchait à protéger un président-arbitre, irresponsable des actes politiques accomplis par l’exécutif. En 1965, le chef de l’État, qui se comporte ouvertement en chef de l’exécutif et qui est en fait chef d’une majorité et chef de parti, ne peut prétendre à la même protection. Ses actes doivent être soumis à la libre appréciation des citoyens. S’il veut échapper à la critique, à la controverse, à la polémique, il lui faut ou bien revenir à une autre conception de son rôle ou bien faire modifier la loi, ou bien imposer le silence propre aux régimes totalitaires ». Dans ce texte, s’exprime Mitterrand qui cultive des rapports privilégiés avec les livres, allant même, pour son image officielle, en 1981, jusqu’à se faire photographier en bibliophile par Gisèle Freund, grande portraitiste d’écrivains...


En 1965, des éditeurs font également part de leurs préoccupations au tribunal. Celui-ci entend Benjamin Arthaud, alors Président du Syndicat des éditeurs, Bernard Privat, qui dirige Grasset - maison ayant édité le livre de François Mauriac sur de Gaulle - ainsi que Jérôme Lindon. Ce dernier déclare : « Je ne suis pas d’accord personnellement avec les idées de Jacques Laurent. J’ai lu son livre à l’occasion de ce procès, je m’en félicite, je l’ai trouvé plein de talent. Cela dit, je crois que Jacques Laurent se trompe sur de nombreux points, par exemple quand il pense que nous vivons sous une sorte de tyrannie, dont le Chef exercerait une sorte de pouvoir absolu sur tous les serviteurs de l’État. C’est même la raison pour laquelle je serais si heureux que vous infligiez à Jacques Laurent la peine qu’à mon avis il mérite, et qu’il ressentira avec le plus d’amertume parce qu’elle infligera un cinglant démenti à ses thèses, c’est-à-dire que vous l’acquittiez ».

Le 22 octobre 1965, les magistrats interdiront la totalité des passages litigieux du livre de Jacques Laurent. Dès le mois suivant, la Table Ronde publie l’intégralité des débats qui se sont tenus aux audiences correctionnelles. L’édition a toujours su reprendre ses droits.
         
Les temps sont à présent révolus des poursuites pour crime de lèse-majesté.

Versachave vs la famille royale du Maroc

Rappelons d’abord que, par un arrêt de 2002, la Cour européenne a contraint le législateur national à abroger en 2004  le délit d'offense aux « chefs d’État étrangers, aux chefs de gouvernement étrangers, à leurs ministres des Affaires étrangères et agents diplomatiques »… Ces textes s’appliquaient aux informations relatives aussi bien à la vie privée des intéressés qu’à leurs fonctions. La véracité des propos tenus à leur égard importait peu, puisque l’intention ou non de nuire était seule prise en compte. Avait par exemple été interdit en France, le livre Noir Silence, sous-titré Qui arrêtera la Françafrique ?, du regretté François-Xavier Verschave, publié aux Arènes, qui relatait l’implication de la famille royale du Maroc dans le trafic de haschisch. Cette interdiction venait de poursuites devant les juridictions françaises par un trio de chefs d’État africains qui ne sont pas des phares de la démocratie. 

L’amitié de Paris avec les dictateurs implantés dans son ancien Empire colonial,autorisait ces régimes à poursuivre leurs opposants réfugiés en France… jusque devant les juridictions françaises. 

Certains observateurs trop attentifs de son régime juridique, comme l’ont été les magistrats de la Cour européenne de Strasbourg, ont ainsi pensé que la France était une terre d’asile… pour les dictatures. 

Eon vs Sarkozy

La Cour Européenne des Droits de l’Homme a sanctionné la France, le 14 mars 2013. Elle a en effet stigmatisé le recours à une sanction pénale pour offense au Chef de l’État – français cette fois-ci - à l’encontre d’Hervé Eon, qualifié de « disproportionnée ». Qu’avait fait notre homme, pour « offenser » le chef de l’État selon les juridictions françaises ? Il avait brandi une affichette, lors d’une visite de Nicolas Sarkozy à Laval, sur laquelle était inscrit « Casse-toi pov’ con », reprenant ainsi une expression employée par l’ancien Président de la République en guise de retour à l’envoyeur.

Les juges de Strasbourg ont estimé, pour le principe, que l’amende de trente euros avec sursis était susceptible d’avoir « un effet dissuasif sur des interventions satiriques qui peuvent contribuer au débat sur des questions d'intérêt général ». Mais ils n’ont pas été jusqu’à évoquer l’éradication du dispositif français protégeant le Chef de l’État.

Et c’est ainsi que la loi du 5 août 2013 a abrogé le délit d’offense envers le Président de la République. Et que les présidents de la République hésitent encore plus à présent à saisir les tribunaux pour préserver leur image ou endiguer leurs opposants.
 
 
 
 

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