13 mai > Essai Allemagne

C’est une histoire de regards, de ceux que l’on porte sur soi et sur les autres. C’était en 1915, en plein conflit mondial, un Berlinois qui n’avait jamais mis les pieds en Afrique publiait en Allemagne Negerplastik ("La sculpture nègre"). Carl Einstein (1885-1940) y chamboulait la réflexion sur l’art moderne. L’ami des cubistes fut ainsi le premier Européen, alors que l’Ancien Continent se déchirait, à appréhender l’art africain sans préjugé - et cela en pleine période colonialiste. D’abord, il le reconnaît d’emblée comme un "art". Il peut donc ensuite poser sur ces œuvres un jugement esthétique et raconter leur histoire. "L’art africain possède des solutions plastiques, ornementales et picturales qui lui donnent une place à part entière aux côtés de tout autre art." Avec subtilité, il explique les proportions, l’expression figée des visages, leur extase immobile. Il considère que ces artistes anonymes ont résolu des problèmes précis d’espace. Pour lui, cette sculpture ne signifie rien. Elle n’est pas non plus un symbole. En revanche, elle pose la question du regard, de la nécessité d’abandonner les références pour se laisser absorber par l’œuvre. Avant Duchamp, Einstein explique que le regardeur fait partie du regard. C’est autant sa propre histoire que celle de l’objet qu’il ne connaît pas, et dont il ne connaîtra rien, qu’il projette dans sa façon de voir.

Liliane Meffre, germaniste, historienne de l’art et professeure à l’université de Bourgogne, a traduit et réuni l’ensemble des textes de Carl Einstein sur le sujet. On y trouve La sculpture nègre, mais aussi La sculpture africaine (1920), ainsi que les articles parus dans la revue Documents qu’il fonda avec Michel Leiris, Georges Bataille et Georges Wildenstein. Et surtout, on y découvre l’ensemble des œuvres reproduites pour un somptueux voyage intellectuel et visuel. Laurent Lemire

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