Mondialisation. Ce mot est sans doute le moins bien compris si l'on se réfère aux historiens qui travaillent sur le XVIe siècle. Pour nous, la mondialisation s'amorce avec la chute du mur de Berlin. Pour ces spécialistes de la Renaissance, elle remonte à bien plus loin. Et surtout, elle n'est pas ce qu'on croit.
Serge Gruzinski a consacré de nombreux ouvrages à cette époque. Dans Quelle heure est-il là-bas ? (Seuil, 2008), il avait confronté deux textes, une chronique du Nouveau Monde rédigée à Istanbul et un répertoire sur l'Empire ottoman écrit à Mexico, à l'époque des découvertes. Dans L'aigle et le dragon, il livre la suite logique de sa réflexion sur cette Europe du Sud, l'Espagne et le Portugal, qui rencontre assez brutalement les civilisations aztèques et chinoises. Avec des conséquences inouïes dont nous percevons toujours les effets.
L'ouvrage s'attache à examiner tout ce qu'il est possible de savoir, d'un côté comme de l'autre, sur Cortés débarquant dans le Mexique de Moctezuma, et Pires dans la Chine de Zhengde. "Dans cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d'obscurs Européens qui n'ont jamais approché leurs propres souverains se retrouvent à côtoyer des "maires du monde", en partie inaccessibles au commun des mortels."
Les deux chocs de civilisations ne se déroulent pas de la même manière. Les Indiens sont curieux de ces étranges envahisseurs espagnols. Ils le paieront le prix fort. En revanche, les Chinois ne voient les marins portugais que comme des barbares, vite refoulés. Tous ces mondes qui s'ignoraient jusqu'alors prennent tout de même conscience que la Terre est non seulement ronde mais multiple.
Cette étude passionnante abonde en documents et se dévore comme un récit d'exploration, ce qu'il est aussi. Car cet historien né en 1949, directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'université de Princeton, nous dit autre chose de la mondialisation. Il explique combien a compté la spiritualité catholique dans ces expéditions et la façon dont elles ont façonné l'imaginaire européen dès la première moitié du XVIe siècle, notamment chez les humanistes et les artistes comme Dürer.
Il prend aussi ses distances avec les tendances excessives de l'histoire-monde, qui se noie dans les généralités. Ici, à partir d'un fait bien précis, il examine les répercussions mondiales, sur les plans culturel et religieux. Ce qui le fascine, c'est cette révolution magellane aussi fondamentale pour lui que la révolution copernicienne. "La mondialisation n'a rien d'une machinerie inexorable et irréversible qui accomplirait un plan préconçu menant à l'uniformisation du globe."
Il montre combien la résistance de la Chine et l'impossible colonisation de l'Asie ont délimité les contours de l'Occident et combien cet Occident a été modelé en retour par ce Nouveau Monde aux sociétés étonnantes d'où surgiront la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France ou la Nouvelle-Espagne. "Le désenclavement du monde s'est donc déroulé de manière synchrone mais antithétique."
A la fois récit et essai, cet ouvrage savant qui semble loin des préoccupations quotidiennes des Français nous renvoie curieusement à un sujet brûlant qui sera au coeur de la campagne électorale...