Quelques mois après La vérité du récit : conversations sur le réel et la fiction (Albin Michel), un dialogue entre J. M. Coetzee et la psychanalyste anglaise Arabella Kurtz, le Seuil, éditeur de l’œuvre de fiction de l’écrivain né en Afrique du Sud en 1940 et naturalisé australien, publie un recueil sobrement intitulé Trois histoires. "Lui et son homme", la dernière, est le texte lu lors de sa réception du prix Nobel de littérature en 2003. Placé sous l’égide de Daniel Defoe, grand inspirateur de l’œuvre de Coetzee, explicitement salué dans Foe paru il y a trente ans, le récit met en scène Robinson Crusoé vieillard - "Lui" -, revenu depuis longtemps de l’île où il a passé vingt-six ans de sa vie. Veuf et seul, installé dans une auberge sur les quais à Bristol, il lit le soir des chroniques écrites par "son homme" qui "sillonne le Royaume au galop pour faire ses inspections" et envoie des "rapports" sur les sujets les plus divers : les canards des marais du Lincolnshire, une sorte de guillotine, une épidémie de peste à Londres…
Dans "Une maison en Espagne", un écrivain, dans la cinquantaine, qui entretient un rapport très rationnel et pratique avec ses propriétés immobilières et s’agace de ceux qui parlent de "tomber amoureux" d’un lieu, s’interroge sur l’attachement inédit qui le lie peu à peu à une très vieille maison acquise dans un village de Catalogne, un pied-à-terre à 8 000 km de chez lui. L’esprit des lieux, le passé disparu, un "jadis" dont on peut déchiffrer les traces dans les pierres d’une antique bâtisse ou sur une aire de battage, imprègnent aussi "La ferme" où un homme se souvient avec "l’amertume d’un amour déçu" d’une exploitation agricole familiale de son enfance dans la région désertique sud-africaine du Karoo. De ces terres autrefois fertiles devenues des "parcs à thème" où le mode de vie rural traditionnel est artificiellement recréé pour les besoins du tourisme.
Pas de "je", mais un "il" dans ces trois récits, trois protagonistes à l’automne avancé de leur vie, que Coetzee observe avec une distance froide et sans sentimentalisme. Pas de leçons explicites non plus, mais des questions en suspens, mystérieuses, au goût de crépuscule et d’impuissance. "Un soupçon de désolation flotte au-dessus du pays tout entier, comme un nuage, comme du brouillard. Mais on ne peut rien y faire, rien qu’il puisse imaginer." V. R.
