Pourquoi la philosophie plutôt que rien ? Pourquoi reprendre sans fin une réflexion commencée depuis l'Antiquité ? On peut certes vivre sans penser à rien, mais ce rien finit toujours à un moment ou à un autre par se rappeler à vous. C'est à ce moment-là que la philosophie s'invite.
"Si enseigner est rendre clair ce qu'on ne comprend pas soi-même, la leçon est ici magistrale." C'est ainsi que sa fille, Corinne Enaudeau, présente les cours inédits de son père, Jean-François Lyotard (1924-1998). Il s'agit de quatre conférences prononcées, à la fin de l'année 1964, aux étudiants de propédeutique en Sorbonne.
L'accès se veut simple, précis, sans verbiage, comme si Lyotard avait laissé au vestiaire tous ses instruments langagiers postmodernes qui ont sur le lecteur l'effet de la roulette quand il est chez le dentiste. Ici, pas de petits bruits conceptuels inquiétants. Jean-François Lyotard se livre avec sincérité et c'est tout simplement passionnant.
Il explique que le philosophe est un éternel débutant. Il repart toujours à l'assaut de son désir, il regarde les grains de sable filer entre ses doigts, à l'image de ce temps dont il dit si joliment qu'il "conserve ce qu'il perd". Voilà pourquoi l'histoire de la philosophie est une aventure sans cesse renouvelée, toujours présente, et qui invite à repartir de zéro. "L'origine de la philosophie, c'est aujourd'hui."
Dans ces cours qui ont conservé la saveur de la parole offerte, l'auteur de La condition postmoderne (1979) fait appel à Platon, à Héraclite mais aussi aux poètes Keats, Claudel ou Du Bellay. "C'est le paradoxe de la philosophie d'être une parole qui s'élève quand le monde et l'homme paraissent ne plus parler."
Ce paradoxe, Lyotard l'explore avec gourmandise. Ce philosophe exigeant et militant - il fut un opposant farouche à la guerre d'Algérie - trouve chez Lacan des échos à sa réflexion qui amorce ici une nouvelle étape. "La vérité que la parole philosophique vise explicitement, elle la manque ; et c'est pour autant qu'elle est à côté de ce qu'elle dit, qu'elle parle à côté, qu'elle est vraie."
Pour Lyotard, la philosophie est bien plus qu'un exercice de pensée, elle s'impose en l'homme comme le désir, comme la recherche de l'objet du désir, sans qu'il soit question du pourquoi. La question n'est donc plus « pourquoi la philosophie ? », mais « comment peut-on se passer d'elle ? ». "Quand nous ne trouvons pas nos mots, ce n'est pas qu'ils manquent à notre pensée, c'est plutôt notre pensée qui manque à ce qui lui fait signe."
Ces textes retrouvés ne relèvent pas du fond de tiroir. Bien au contraire. Lyotard ouvre de vraies portes. Et ce qui est formidable, c'est qu'il ne les referme pas...