En France, 82 % des bibliothèques publiques des villes de plus de 70 000 habitants prêtent à leurs usagers des livres numériques diffusés commercialement, selon une récente enquête du ministère de la Culture et de la Communication (1). Même si ce service est encore embryonnaire (sur l’échantillon plus large des bibliothèques des villes de 10 000 habitants et plus, seuls 23 % des établissements proposent des ebooks), la question du prêt de livres numériques en bibliothèque mobilise fortement l’ensemble des acteurs concernés, bibliothécaires, éditeurs, auteurs, libraires et prestataires spécialisés. Il sera sans conteste le gros dossier de l’année, comme en témoignent les nombreux débats organisés sur ce thème lors du Salon du livre de Paris il y a quelques jours, et les documents et communiqués publiés régulièrement par les différentes instances de représentation des bibliothécaires.
Pour chaque métier en présence, les enjeux sont considérables, et parfois divergents : pour les professionnels de la lecture publique, il s’agit de continuer à assurer dans un univers numérique leurs missions fondamentales : une large diffusion du savoir et de la connaissance auprès du plus grand nombre. "Il ne faut pas que l’expérience du livre numérique soit désa-gréable pour l’usager, insiste Lionel Dujol, membre de l’Association des bibliothécaires de France (ABF). Or, actuellement, le lecteur aguerri est déçu par la pauvreté de l’offre, en particulier pour les nouveautés, et le néophyte est rebuté par la complexité technologique imposée par les DRM."
Pour les éditeurs, le défi consiste à trouver des offres commerciales viables dans un marché émergent dont personne ne sait comment il va évoluer. Les auteurs, eux, sont soucieux d’obtenir de ce nouveau service la rémunération qu’ils estiment équitable, tout en s’interrogeant sur la capacité financière des bibliothèques à assumer cette rémunération. "Il n’existe pas actuellement de modèle économique satisfaisant, indique Geoffroy Pelletier, directeur général de la Société des gens de lettre (SGDL). Mais expérimentons, et nous verrons bien ce qu’il en sortira ! »
Continuer à exister.
Quant aux libraires, leur préoccupation majeure est de continuer à exister dans un circuit qui pourrait très bien se passer d’eux : jusqu’à présent, les offres numériques à destination des bibliothèques passent, sauf à de rares exceptions, par un circuit parallèle de fournisseurs spécialisés. "C’est vrai que, technologiquement, on pourrait se passer des libraires, mais tout le monde est conscient de l’enjeu économique et culturel que représente la volonté de ne pas exclure ces acteurs. Pour les bibliothèques, c’est un atout d’avoir un seul interlocuteur pour les commandes de livres numériques et imprimés", souligne Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). Actuellement, la réflexion s’incarne principalement dans deux initiatives : le groupe de travail interprofessionnel mis en place par le ministère de la Culture depuis septembre 2013 et le projet PNB (prêt numérique en bibliothèque), soutenu par le Centre national du livre (CNL).
Sitôt après avoir été annoncé par la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, au congrès de l’ABF en juin 2013, le groupe de travail constitué de représentants des éditeurs, des libraires, des bibliothécaires, des auteurs et du Service du livre et de la lecture, s’est attelé à la tâche. L’objectif est de travailler autour de trois grands axes afin de parvenir à un accord-cadre sur les différents aspects de la diffusion du livre numérique en bibliothèque.
Sur le premier sujet - la distribution du livre numérique, le groupe de travail est parvenu à un accord qui sera présenté lors du prochain congrès de l’ABF en juin à Paris, puis en août au congrès de l’Ifla (International Federation of Library Associations) à Lyon. Si les modalités précises sont encore confidentielles, on sait qu’elles ont été définies pour garantir aux bibliothèques l’accès le plus large à l’offre disponible avec le moins de contraintes techniques possible. Le troisième volet, consacré au cadre juridique et qui sera abordé en fin d’année, devrait être simple à finaliser, puisque le principe retenu est celui du modèle contractuel sans toucher au cadre législatif.
Divergences.
Mais avant cela, le groupe se sera penché sur la partie la plus délicate des négociations : la réflexion autour des modèles d’usage et des modèles économiques. Si chacun se montre conscient des enjeux et des priorités de ses interlocuteurs, trouver la formule magique qui permettra d’offrir un large accès au livre numérique en bibliothèque tout en préservant le marché commercial et en garantissant une rémunération équitable pour les différentes parties prenantes risque de prendre du temps et de nécessiter pas mal d’efforts pour surmonter les divergences.
Le projet PNB, porté par Dilicom, le service de passation des commandes informatisé, pour sa partie technique, a été long à se mettre en place mais devrait voir ses premières concrétisations en avril, dans le réseau de lecture publique de Montpellier Agglomération, et en mai dans celui de Grenoble (les deux autres réseaux participant à l’opération étant ceux d’Aulnay-sous-Bois et de Levallois-Perret). Les bibliothèques peuvent, depuis plusieurs années déjà, se procurer des livres numériques auprès d’agrégateurs tels que Numilog, Cyberlibris ou Cairn. Mais l’originalité de PNB est de reproduire dans le numérique la chaîne du livre traditionnelle avec tous ses acteurs, selon un modèle comparable à celui mis en place par les Canadiens francophones avec la plateforme Pretnumerique.ca (2). Actuellement, 3 700 titres sont disponibles via PNB, pour un achat au titre à titre. Ceux du groupe La Martinière sont vendus aux bibliothèques au même prix que pour les particuliers. Cet "achat" donne droit à 50 prêts, sans limitation dans le temps, et à la consultation en streaming dans les locaux de la bibliothèque tant que le nombre de prêts n’est pas épuisé. L’offre du groupe Gallimard fonctionne selon le même principe, mais les livres numériques sont vendus à un prix majoré de 1,5 à 2 fois le prix public, le nombre de prêts est limité à 20, qui doivent être consommés dans un délai de 3 ans. Dans tous les cas, quand le nombre de prêts autorisés a été atteint, la bibliothèque doit racheter le livre pour continuer à le prêter. "Limiter le nombre de prêts ne me paraît pas aberrant, commente Annie Brigant, directrice adjointe des médiathèques municipales de Grenoble, responsable du projet. De l’illimité coûterait beaucoup trop cher." Et n’est pas forcément nécessaire puisque personne ne sait à l’heure actuelle dans quelle proportion les usagers vont s’emparer de cette offre. Chaque bibliothèque peut en outre gérer son "crédit" de prêt en limitant le nombre d’emprunts simultanés et leur durée. L’offre devrait augmenter considérablement avec le versement dans PNB des 4 000 titres annoncés par Editis, ainsi que les 9 000 références de la librairie numérique Immatériel. Ce dernier apport rencontre cependant des freins techniques, l’offre d’Immatériel, du streaming accessible sur abonnement, devant être convertie puisque le modèle commercial de PNB repose sur l’achat au titre à titre en téléchargement.
Convergences.
Les quatre médiathèques impliquées dans PNB, ainsi que celles de la Ville de Paris et le Service de la lecture publique de la fédération Wallonie-Bruxelles, qui pourraient intégrer prochainement le dispositif, ont prévu de se réunir avec les éditeurs participants mi-avril afin de faire le point sur les offres commerciales et de mettre sur pied une méthode d’évaluation du service. L’entrée des expérimentations et de la réflexion dans une phase concrète semble faire bouger les réticences. Numilog, ancienne filiale d’Hachette Livre, vient de lancer BiblioAccess, un dispositif lui permettant désormais de vendre aux bibliothèques des livres numériques via les libraires. "BiblioAccess a vocation à converger vers PNB", a affirmé Denis Zwirn, directeur de Numilog, lors de la présentation du projet au Salon du livre de Paris. Par ailleurs, les principaux éditeurs engagés dans la réflexion ont promis de rendre rapidement disponible pour les bibliothèques l’intégralité de leurs catalogues numériques pour les particuliers. Rendez-vous à l’été pour un premier bilan de toutes ces expériences.
(1) Voir LH 989, du 14.03.2014, p. 57.
(2) Voir LH 901, du 16.03.2012, p. 36.