Au début à Campo, en Californie, sur la frontière mexicaine, le 16 avril 2016, Luke Healy affiche une allure débonnaire et quelques rondeurs. A la fin, le 9 septembre de la même année à la frontière canadienne, il a gagné beaucoup de muscles, perdu autant de kilos et quelques illusions. Remontant les Etats-Unis du sud au nord via la Californie, l'Oregon et l'Etat de Washington, il aura parcouru les 2 660 miles, soit 4 280 kilomètres du fameux Pacific Crest Trail (PCT), le « chemin des crêtes du Pacifique », un sentier de randonnée à côté duquel notre GR20 corse fait figure de promenade de santé.

Formé au Center for Cartoon Studies (Vermont), l'auteur irlandais né en 1991 a été fasciné très tôt par les Etats-Unis. Il y a été quatre fois en famille, logeant chez l'un ou l'autre de ses lointains cousins. Etudiant, il en a été éjecté faute de pouvoir renouveler ses visas. Le PCT, c'est cette passion poussée aux extrêmes. Une épreuve qui le confronte à la sauvagerie du territoire, à la manière de Christopher McCandless en Alaska dans le livre de Jon Krakauer adapté par Sean Penn (Into The Wild, 2007). Quelque 3 000 marcheurs s'y lancent chaque printemps, mais seule une centaine vient à bout de cette interminable succession de déserts arides, de sommets enneigés et de forêts quasi tropicales à travers 25 parcs nationaux où il faut enchaîner pendant des mois 40 à 50 kilomètres par jour dans des conditions précaires.

Luke Healy souffle (son récit ne ménage pas les « heff, heff ») et souffre, et son livre est une deuxième performance. Ses 300 pages structurées pour la plupart en gaufrier de six cases, où son fin trait bleu faussement fruste est seulement accompagné de modestes trames orangées, fonctionnent au rythme monotone du pas de l'auteur dans une nature majestueuse mais hostile. Dans l'immensité des paysages américains, la fragile et hésitante silhouette du dessinateur, plusieurs fois tenté par l'abandon, est son premier sujet. Il croise et recroise aussi d'autres randonneurs aux surnoms pittoresques (les Kilomètre 88, Chameau, Marrade, P'tite Cuillère, Poster, Flashdance, Ecureuil discret, Pas de Loup, Trois Points...) comme le sien, Sursac, qui lui vient de la toile dans laquelle il protège son sac à dos. Ainsi toutes sortes de petits événements surviennent, sur place ou à distance. Et de ce matériau ténu, Luke Healy parvient à la fois à faire suspense et à faire œuvre.