Dans son discours de la Sorbonne après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, le président de la République a eu raison de rappeler le lien étroit entre liberté d’expression et culture du livre, une culture du débat conçue comme un élément structurant de la société démocratique. Une culture de combat pourrait-on ajouter à l’encontre d’une image lénifiante de la liberté.
N’oublions pas, en effet, que la liberté d’expression est le fruit d’une lutte de plusieurs siècles menée par l’Europe contre ses propres absolutismes et dogmes en tous genres. Elle n’avait rien de « naturel ». Elle ne préexistait pas potentiellement à ce qui aurait été sa négation. Au contraire, cette valeur avait toujours été absente des différentes cultures, même les moins contraignantes. Les vifs débats qui avaient lieu jusqu’alors ne se faisaient pas au nom de la liberté individuelle de penser et de s’exprimer. Pour concevoir une telle liberté, encore fallait-il penser l’individu comme une entité souveraine autorisée à produire des pensées en décalage avec son environnement culturel et la société comme une association d’individus souverains.
La légitimité des contradicteurs
Est-ce à dire que la liberté d’expression ainsi conçue permette tout et n’importe quoi ? Par exemple, l’Islam radical est-il autorisé à l’invoquer perversement pour retourner le doigt de gant et menacer les fondements de la liberté ? Non bien sûr ! Car la liberté d’expression, à la différence d’une simple opposition partisane ou clanique, reconnaît à ses contradicteurs une légitimité et attend de ceux-ci la réciproque. Elle construit un tissu de réciprocités qui fonde l’espace public démocratique, lequel se superpose aux particularismes et les supplante. Les individus qui exercent cette liberté ont évidemment, eux aussi, des présupposés culturels, mais ils ont conscience de devoir les mettre relativement à distance pour pouvoir faire leur miel d’autres points de vue et enrichir ainsi leur propre vision du monde.
Bien que tolérant toutes les opinions, le pluralisme n’est donc pas l’acceptation du primat de n’importe laquelle d’entre elles dans l’espace public. Il s’inscrit nécessairement, à la différence des dogmes ou des fantasmes tombés du ciel, dans une démarche constructive qui tire de la diversité des expériences et des points de vue des conclusions universellement vérifiables et partageables, comme la rotondité de la terre, l’évolution des espèces, le réchauffement climatique ou la réalité de la Shoah. Or, c’est précisément ce caractère constructif et, par là-même, progressiste que certains refusent par fanatisme ou par inculture. Les uns préférant substituer leurs croyances aux valeurs partagées de l’espace public. Les autres gobant tous les raccourcis magiques ou complotistes en guise d’explications.
Le pluralisme nécessaire
La liberté d’expression repose donc sur une tension entre pluralisme et raison publique qu’il convient sans cesse de revisiter et d’éprouver. C’est l’un des principaux objectifs éducatifs de l’école, car il n’y a pas de savoirs transmis sans l’apprentissage de ce qui les caractérise comme tels, c’est-à-dire comme biens communs. Mais, c’est aussi le rôle des bibliothèques publiques même si pour elles le défi est, à la fois, moins contraignant en l’absence de programme et plus difficile car plus ouvert. Que les bibliothèques publiques soient l’incarnation même du pluralisme devrait être une évidence car elles sont librement ouvertes à tous et leurs collections reflètent autant que possible tout le spectre des idées et des sensibilités. Mais, on mesure à présent combien cette évidence demande à être approfondie.
Pendant longtemps nous avons connu une version faible du pluralisme. Il restait interne à un cadre culturel qui, même traversé de violentes oppositions politiques ou sociétales, était largement accepté. Un minimum de consensus ou de petits arrangements permettait de le respecter. Il y avait bien quelques dilemmes à résoudre quand des parents se plaignaient de certains ouvrages pour la jeunesse, quand paraissaient des livres (avant qu’ils ne soient parfois interdits) comme Suicide mode d’emploi ou Le Manuel du guérillero urbain ou, plus grave, quand des municipalités prétendaient contrôler les acquisitions au nom de leur représentativité démocratique. Mais, finalement, les bibliothécaires savaient en général trouver des solutions, souvent par le dialogue avec les lecteurs et les tutelles. Quant aux fameux « enfers » des bibliothèques, ils étaient devenus un sujet de plaisanteries savantes de part et d’autre de la ligne de partage des spiritualités.
Culture du débat
Mais, le blasphème aujourd’hui n’est plus du tout un sujet de plaisanterie. Au moment où j’écris ces lignes des menaces de décapitation viennent d’être taguées sur les murs d’une école du 8ème arrondissement de Lyon, sans compter l’exacerbation des radicalismes en tous genres. C’est donc bien à l’hypothèse d’une version forte du pluralisme qu’il s’agit de réfléchir désormais. Le défi est d’autant plus grand que les bibliothèques sont devenues des organismes vivants totalement parties prenantes des débats de notre époque et des écosystèmes numériques, ouvertes à la participation active de leurs usagers.
Une mauvaise solution consisterait à édulcorer l’offre de contenus et de service ou même à revenir à un modèle ancien de bibliothèque moins connectée et moins participative ou, si l’on veut, plus sélective et davantage tributaire du garde-fou scolaire. De même que le contrôle a priori de l’internet mettrait en danger les libertés publiques, de même un repliement frileux des bibliothèques sur ce qui ne fait pas problème contribuerait à abaisser progressivement l’esprit critique dont on a plus que jamais besoin. La crise actuelle doit, au contraire, inciter les bibliothécaires à redéfinir et renforcer leur rôle d’accompagnement des lecteurs dans l’acceptation et l’apprentissage du pluralisme. Elles ne peuvent le faire que collectivement et en concertation avec leurs tutelles. Espérons que celles-ci éviteront la politique du « pas de vagues » qui les paralyse parfois et garderont en tête les acquis progressistes de la culture du livre, culture du débat, qui leur a permis d’exister.