Six mois après les grèves générales, qui ont entraîné le blocage du territoire et de vives inquiétudes chez les libraires (1), les acteurs du monde du livre guyanais ont profité de la dixième édition du Salon international du livre de Guyane, du 22 au 25 novembre à Cayenne, pour se remobiliser. Structurée pour la première fois en journées thématiques, qui ont notamment mis à l’honneur Atipa, considéré comme le premier roman écrit en créole, les Caraïbes ou le poète et homme politique natif de Cayenne Léon-Gontran Damas, la manifestation a offert une programmation dense, soutenue par la présence d’une quarantaine d’auteurs, dont douze venus de l’Hexagone et des Antilles.
Mais cela n’aura pas suffi pour attirer le chaland. Seulement 2 000 visiteurs ont arpenté les allées du salon, qui constitue pourtant l’un des événements majeurs de la vie du livre en Guyane. "C’est peu et c’est surtout en régression. Il y a dix ans, nous parvenions à enregistrer 3 000 entrées", reconnaît Tchisséka Lobelt, cofondatrice de l’association Promolivres, qui organise l’événement. Seules satisfactions, la présence de 350 scolaires sur une matinée, "impliqués et motivés", note Elodie Prodel, fondatrice de Guyalire, l’unique librairie présente sur le salon, et la qualité des 23 tables rondes programmées tous les après-midi.
Territoire éclaté
Problèmes de financement - 50 000 euros de budget contre 95 000 euros en 2007 - ; lieu trop excentré, aux portes de Cayenne ; durée trop longue ; salon "austère" et trop exclusivement centré sur le livre ; manque de travail avec les écoles en amont ; faible communication et difficultés de transport dans un territoire éclaté : les raisons ne manquent pas pour expliquer ce bilan mitigé. "Nous ne parvenons pas à élargir notre public au-delà de la microsociété guyanaise déjà sensible au livre", constate Agnès Gravelier, qui diffuse les éditions Orphie et gère le volet commercial des activités de grossiste de Guyalire. "Il faudrait réussir à penser différemment cet événement, indispensable par la visibilité qu’il donne à la lecture et à l’écriture", appuie Marie-Annick Atticot. Pour la directrice du livre et de la lecture au sein de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), qui administre le territoire, "la réponse qui est offerte aujourd’hui, trop parisienne et pas assez festive, n’est plus adaptée aux besoins de la population guyanaise, illettrée à près de 40 % et globalement éloignée du livre".
Peu mobilisateur, le salon du livre reflète la position globale du livre et de la lecture en Guyane. Essentiellement porté par le scolaire, qui pèse jusqu’à 40 % du chiffre d’affaires de La Cas’à bulles-Lettres d’Amazonie, les deux librairies créées par Frédéric Dumas dans l’île de Cayenne, le marché est confronté à un contexte socio-économique et culturel défavorable. L’explosion démographique couplée à une forte immigration sur un territoire couvert à 90 % par la forêt entraîne une scolarisation et une maîtrise du français aléatoire. A ces facteurs s’ajoute la culture de l’oralité des populations autochtones, Amérindiens au sud et Bushinengués au nord. "La structuration du territoire renforce des problématiques déjà lourdes et explique la taille du marché potentiel, relativement serré", analyse Nicolas Ruppli, référent livre et lecture à la Direction des affaires culturelles (Dac).
Manque de formation
A cette complexité structurelle s’ajoute un manque de formation des acteurs du livre. Chez les auteurs, par méconnaissance du circuit, "le contact naturel vers les éditeurs se fait mal, ou pas, constate Catherine David, directrice éditoriale du département Guyane chez Orphie. Ils ne comprennent pas toujours que les éditeurs sont là pour les accompagner, les porter et les aider à réviser et à affiner leur travail. Ils se dirigent donc encore souvent vers la publication à compte d’auteur, ce qui entraîne une certaine confusion." Chez Plume verte, le seul éditeur guyanais avec Ibis rouge, Thierry Montford, confronté à un développement rapide, aimerait un soutien extérieur pour "s’organiser de manière logique" et franchir le cap entre "éditeur de circonstance, ce que nous étions au départ" et "une maison professionnelle et réactive". Elodie Prodel, qui gère désormais l’ensemble du marché des grandes surfaces en Guyane et a doublé son chiffre d’affaires en 2016 pour atteindre 1,2 million d’euros, multiplie les "efforts pour se professionnaliser" mais admet aussi un fort "besoin de formation et d’accompagnement".
La demande est également criante dans le réseau de lecture publique. Sur la vingtaine de bibliothèques que compte la Guyane, cinq seulement sont dirigées par des bibliothécaires diplômés. "On y sent tout de suite la différence. Les actions s’y multiplient et le dynamisme est présent", souligne Nicolas Ruppli, qui pointe également le rôle "défectueux des communes, où les élus ne sont que rarement sensibilisés aux enjeux de la lecture et le sont plus généralement à ceux de la culture". Une situation qui le conduit à renvoyer vers la métropole 80 % du million d’euros dont il dispose chaque année pour soutenir les bibliothèques, faute notamment de projets.
Pas de vision politique
Outre la formation, les acteurs du livre guyanais réclament une plus grande fédération. Ils souhaitent à la fois, côté pouvoirs publics, davantage de cohésion entre la CTG et la Dac, et, entre eux, le développement d’un travail en réseau. "Nous manquons de solidarité entre nous", remarque Elodie Prodel, qui milite pour une "sorte d’alliance des libraires guyanais" et l’accompagnement du livre sur tout le territoire, en accroissant par exemple le nombre de librairies, réduites à cinq en Guyane, dont quatre sur l’île de Cayenne.
Partagés par tous, établis depuis une dizaine d’années, répétés lors d’une table ronde au salon du livre, ces constats restent pourtant sans réponse. "Il manque le moteur essentiel, une stratégie régionale du livre portée par une vision politique", analyse Abdoulaye Keita, auteur de nombreux rapports et préconisations sur le sujet. Créée début 2017, la Direction du livre et de la lecture de la CTG devrait toutefois pouvoir poser les prémices de cette action que les Guyanais appellent de leurs vœux. A sa tête depuis mars, Marie-Annick Atticot, qui a dirigé pendant trente-huit ans la bibliothèque Alexandre-Franconie de Cayenne, est chargée de "structurer et valoriser la filière". Elle entend notamment "œuvrer à la mise en réseau des acteurs" en axant son travail sur la "transversalité. Cette direction unique permet de recentrer et de coordonner les différentes entités existantes mais qui restent éparpillées", souligne la directrice. Elle compte aussi s’appuyer sur des initiatives déjà existantes, telles les foires du livre de Mana et de Maripasoula, portées par les bibliothécaires locaux, qui rencontrent un succès grandissant "parce que c’est participatif", plaide Patrice Gérard, bibliothécaire à Maripasoula. Autre levier que Marie-Annick Atticot regarde de très près, le contrat territorial-lecture, en cours d’implantation dans la commune de Saint-Georges-de-l’Oyapock.
"La Guyane a encore beaucoup de chemin à faire, sur des points essentiels et basiques. Le livre n’y est pas encore une priorité, mais cela viendra", veut croire Frédéric Dumas. Sans attendre, l’énergique libraire s’apprête à ouvrir son troisième point de vente à Cayenne, afin "de gagner de la place pour redévelopper des fonds essentiels ici, comme le scolaire et la pédagogie, et implanter une offre d’occasion". Une manière aussi de préparer l’arrivée de la Fnac. Implantée cet été en Guadeloupe, la chaîne devrait logiquement poser ses valises en Guyane d’ici à deux ans. Signe que tout ne va pas si mal.
(1) Voir LH 1124 du 7.4.2017, p. 22-25.