Comme l'oiseau bleu. Les naissances mythologiques sont par définition extraordinaires, Athéna naît de la tête de Zeus, Dionysos de la cuisse du même, alias Jupiter... Pour la venue au monde des mortels, plus triviale, on guette tout signe qui puisse augurer de la bonne fortune pour le nouveau-né ou le foyer qui l'accueille. Quand naît la narratrice d'Un éclair bleu azur de Kwon Yeo-sun, son père qui somnolait entend sa belle-mère désappointée souffler : « encore une fille ». Dans le même temps lui apparaît « soudain un oiseau bleu traversant la cour comme une flèche, dans le vague ciel matinal qui émergeait ». L'oiseau a fait trois fois le tour dans la cour avant de s'en aller, relate le père à sa « Bel'man ». Mi-ok est un porte-bonheur, déclare la grand-mère du bébé, nettement moins déçue depuis que son gendre lui a décrit ce qu'elle interprète comme un heureux présage. Mi-ok a-t-elle porté chance à sa famille ? Peu après sa naissance, le père de Mi-ok, marin, prenait la mer et revenait chaque fois avec beaucoup d'argent. Puis, un jour, il perdit son emploi et s'échoua littéralement à la maison telle une épave, restant à demeure, s'imbibant d'alcool du matin au soir en maudissant sa femme et ses filles, les agonissant d'injures... Comme l'oiseau bleu, Mi-ok avait fait aussi le tour de ce foyer traditionnel... et dysfonctionnel. N'est-ce pas la pesante tradition du patriarcat qui faisait que rien chez eux ne tournait rond, puisqu'il fallait faire accroire à l'ivrogne qu'il était un pater familias respectable ? Comme l'oiseau bleu, la jeune héroïne du très beau premier roman de l'autrice de Lemon (La croisée, 2023, repris par 10/18) entend prendre son envol. Déménager du logement humide qu'elle occupe et dont elle paye péniblement le loyer en enquillant les petits boulots est la première étape. Ainsi commence Un éclair bleu azur. Si le premier roman de Kwon Yeo-sun, primé en 1996 en Corée, a des allures de nouveau départ pour la narratrice, il n'en est que la promesse : c'est la vie devant soi, mais c'est en arrière que se tourne Mi-ok. Avant de quitter le remugle de sa chambre où elle a l'habitude de s'enivrer au soju, l'alcool de riz coréen, il faudra bien qu'elle fasse un point sur sa vie - pas si longue mais déjà si lourde de peines, lestée de tant de regrets. Et le récit des souvenirs et des rêves enchevêtrés d'ondoyer au fil des pages. De l'adolescente godiche mal dans sa peau (« je jouais à cache-cache avec la petite fille en moi ») à la jeune étudiante qui découvre les sens avec son petit ami rencontré à l'université, à la célibataire désœuvrée qui s'adonne à la boisson et aux plaisirs solitaires... L'écrivaine coréenne brosse en outre le portrait sensible d'une génération en lutte pour la démocratie dans les années 1980. Embarquée avec ses camarades par la police, l'héroïne a le pressentiment dans ce panier à salade que l'idéalisme de la jeunesse ne durera pas : « Les lumières de la route qui filtraient à travers le grillage des vitres dessinaient d'étranges motifs dans l'obscurité du véhicule. Je souhaitais que ce fourgon roule encore pendant longtemps. C'était l'automne. Une trahison secrète se tapissait toujours dans mes automnes. » Mais si cette longue analepse qui constitue ce roman d'apprentissage adopte la technique du flux de conscience, et quoique les épisodes du passé soient relatés au prisme d'une mémoire forcément fantasmée, l'écriture de Kwon Yeo-sun est d'une acuité saisissante, la poésie des images n'émousse en rien le tranchant de l'analyse. Fin de l'enfance, fin de l'amour, fin des illusions... il faut bien en finir pour commencer. Sean Rose
Un éclair bleu azur
La croisée
Traduit du coréen par Kevin Jasmin-Hamard
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 20 € ; 208 p.
ISBN: 9782413085072