Le Yi Jing, naguère orthographié Yi King, pourrait se traduire par «classique des changements » ou «canon des mutations ». C’est le livre par excellence de la pensée chinoise fondée sur le tao, «la voie » - le principe dynamique du yin et du yang. Les figures du Yi Jing, chacune composée d’une combinaison de six traits redoublés et-ou continus, et ses quatre mille idéogrammes de glose remplissent à peine une page de journal. Et pourtant, rien depuis l’origine de ces 64 hexagrammes datant de la dynastie des Zhou, vers le XIe siècle avant J.-C., n’a suscité autant de commentaires.
Cyrille Javary crée en 1985 l’association Djohi «pour l’étude et l’usage du Yi Jing » et contre l’idée reçue en Occident qui le réduit à un vulgaire manuel de divination. En 2002, c’est le Yi Jing et son interprétation canonique qu’il retraduit et commente avec Pierre Faure. «La brique rouge » - la somme à la couverture vermillon - fait un millier de pages. C’est que ce monsieur au tempérament passionné n’est pas un sinologue comme les autres, avec seul le bac en poche, il ne vient pas de «l’académie ». Il fut «révélé » aux idéogrammes par Kyril Ryjik, enseignant dans «le joyeux bordel » post-soixante-huitard de Paris-8, à Vincennes, avant de partir étudier l’écriture chinoise archaïque auprès d’un vieux jésuite français à Taïwan. Le père Lefeuvre était une sommité de ces caractères qui trouvent leur origine dans la divination et ces craquelures d’os de bovidés sacrifiés et de carapaces de tortue soumis à l’épreuve des flammes.
Javary, ce «passeur de Chine », fait partager sa connaissance de l’empire du Milieu grâce à une pédagogie de terrain (conférencier, il y a effectué son 66e voyage en 2012) et un singulier désir de vulgariser «les fondamentaux de la culture chinoise » en allant à leur source même. Pour preuve, la sortie de son tout dernier titre, La souplesse du dragon. De la calligraphie à la magie quotidienne, des liens du clan aux rapports de politesse et de hiérarchie en société, en passant par «Yin-yang et sexe » ou «La conception chinoise de l’argent », Cyrille Javary donne avec limpidité et érudition les clés du logiciel de pensée chinois sous-tendu par le pragmatisme et une certaine «logique floue ».
Cyrille Javary nous reçoit dans son espace de travail et de vie, les appartements de l’ancien maître de la manufacture des Gobelins, havre de paix à deux pas de la bruyante avenue du même nom et du Chinatown parisien. «Je nous ai pris des sushis, ce n’est pas chinois, mais ça ne risque pas de refroidir », sourit-il. «Ce vin de Tokay ira très bien avec », ajoute-t-il en servant deux verres du liquoreux hongrois. Cette manière de dialoguer et de penser, si peu commune sous nos latitudes cartésiennes, est typique de qui ne scinde pas savoir et savoir-vivre, essence et existence. Qu’est-ce qui lui a tant plu dans la pensée chinoise ? «C’est de passer de l’apparence au moteur. » Et d’expliciter, avec le concret de l’analogie comme le ferait un sage chinois : «Ici, le 21 décembre, plus de feuilles aux arbres, on dit c’est le début de l’hiver, en Chine - pourtant dans le même hémisphère - on dit c’est le commencement du printemps. Pourquoi ? Les jours rallongent, ce qui importe aux Chinois c’est la potentialité. »
En perpétuel mouvement.
C’est justement ça qui nous aide à comprendre le Yi Jing, cette «fantastique machine à connexion qui permet de faire des liens nouveaux entre des situations connues ». Car contrairement au tarot, on ne «tire » pas le Yi Jing, lorsqu’on lit le résultat des pièces de monnaie lancées afin de tracer les hexagrammes, on calcule «comme en navigation », on interroge le couplage d’un individu et sa situation au moment de l’action. La trompeuse fixité des choses cache un champ des possibles où tout est en perpétuel mouvement. De même, le tai ji tu, le symbole du «yin-yang », ce cercle en noir et blanc avec en chacune de ses parties un élément de l’autre partie n’est pas tant une figure statique des oppositions binaires : féminin/masculin, froid/chaud, humide/sec… tempérées par une touche de son contraire qu’un «stroboscope » évolutif à l’image du «Grand Retournement » cosmique.Tour à tour rédacteur-concepteur dans une agence de publicité à Versailles, éducateur à Marseille… Plutôt que de tracer l’autoroute d’une carrière classique a priori prédestinée, «le vilain petit canard » d’une famille où l’on comptait quatre générations de polytechniciens a choisi d’épouser les sinuosités des chemins qui se présentaient à lui. C’est lors d’un voyage à Katmandou en 1974 qu’une amie canadienne lui met entre les mains le Yi Jing en lui disant : «C’est pour toi », il ne l’a pas lâché depuis. Sean J. Rose
La souplesse du dragon : les fondamentaux de la culture chinoise, Cyrille J.-D. Javary, préface d’Ivan P. Kamenarovic, Albin Michel, 320 p., ISBN : 978-2-226-25389-7, 19,50 euros. Sortie le 6 février.