Ahmed Agne reçoit dans son bureau, une pièce lumineuse dans un immeuble haussmannien. Les murs sont tapissés de bibliothèques alignant les mangas de la maison. Il y a encore cinq ans, le cofondateur, avec sa camarade d’école Cécile Pournin, de Ki-oon, maison spécialisée dans la bande dessinée japonaise, vous aurait attiré dans un café ou dans un bar d’hôtel parisien, prétextant un rendez-vous à proximité. "On dribblait, s’amuse celui qui a joué au football dans sa jeunesse avec un Trappiste devenu célèbre, l’attaquant Nicolas Anelka. Pendant cinq ans, nous ne pouvions pas recevoir chez nous. Peu à peu, nous commencions à avoir de bonnes ventes, des contrats avec une major japonaise, des premiers tirages à 20 000 exemplaires. Les imprimeurs voulaient venir nous voir. Mais nous ne pouvions pas les accueillir à Trappes, dans le salon de mon HLM où nous travaillions tous les deux. Ils auraient paniqué !"
Chemin impressionnant.
La maison, qui fête ses dix ans, a en effet connu une progression fulgurante. Ahmed Agne est passé du statut de curiosité dans le milieu de l’édition - un grand Peul de Trappes qui parle japonais (1) - et d’exemple de progression sociale, remportant le prix Talents des cités en 2006 et intervenant dans les médias pour parler de la banlieue, de la religion ou de la mixité, à celui de chef d’entreprise de 37 ans à la tête d’une société qui compte 15 salariés et pèse 4 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2013. Année où elle a encore progressé de 15 % quand le marché du manga, lui, régresse depuis deux ans. En 2012, la société est devenue AC Media afin de diversifier son activité en créant d’autres marques à côté des mangas de Ki-oon. Les deux associés ont scindé la communication et l’éditorial des différents labels pour ne pas engendrer de confusions. A lui le manga ; à elle, traductrice littéraire de formation, les romans de la nouvelle marque Lumen, lancée en mars.
Depuis le salon du HLM, le chemin parcouru est impressionnant. Lorsqu’il termine ses études, Ahmed Agne, boulimique de mangas, végète dans une boîte de production qui réalise des films publicitaires pour les Japonais de Mitsubishi ou de Toyota. Il rentre de deux enrichissantes années au Japon, dans la petite ville de Misasa, où les habitants n’avaient jusque là vu de Noirs qu’à la télé. Il lui faudra quelque temps pour que le chauffeur de bus le prenne à l’arrêt. "Son premier réflexe, raconte-t-il, était d’accélérer et de poursuivre son chemin." En France, il aspire à autre chose que de "filmer des voitures". En mars 2003, naît avec Cécile Pournin le projet de Ki-oon. A cette époque, beaucoup de passionnés de BD japonaise sautent le pas et se lancent dans l’édition ou la librairie. Le secteur est en pleine expansion depuis le milieu des années 1990. Mais ces structures peu professionnelles ne passeront pas le cap des premières années d’existence.
Ki-oon évite cet écueil. Les deux fondateurs, dont l’atout maître est de parler tous les deux le japonais, font les choses sérieusement. "Nous avons fait le pari du seinen [manga pour adultes, NDLR], rappelle Ahmed Agne. Nous étions des lecteurs de Dragon ball et nous lisions de moins en moins de shonen [manga pour jeunes garçons, NDLR], qui constituait la majorité de la production en France. D’autres lecteurs de notre génération devaient suivre cette voie." Ils se rendent donc au Japon, au salon Comiket, et rapportent dans leurs bagages près de trois cents doujinshi, des fanzines autoédités par les mangakas. Fans de fantasy, ils sont séduits par Element line de Mamiya Takizaki. Ahmed Agne écrit un mail à l’auteur et travaille en direct avec lui. Le secteur du manga en France est un marché de cessions de droits. Ce choix premier, résultant d’une nécessité, va s’imposer comme l’une des pistes durables de développement de la maison.
Pédagogie.
Le premier ouvrage reçoit un bon accueil, leur ouvrant les portes de quelques petits éditeurs japonais. Mais c’est encore grâce à un auteur, Tetsuya Tsutsui, qu’ils vont passer à l’étape supérieure. "Un soir, vers 2 heures du matin, je traînais sur Internet et je tombe sur l’intégralité de Duds hunt. C’était exactement ce que je cherchais, une histoire mêlant divertissement et analyse sociétale", se souvient l’éditeur. Le succès est immédiat, avec 8 000 exemplaires vendus. L’auteur signe alors avec Square Enix et les introduit auprès de cette major japonaise, qui n’a pas encore de partenaire privilégié en France. Plusieurs séries courtes leur permettent d’avoir une activité saine, mais ils réinvestissent tous les bénéfices dans la société. Un changement de diffuseur en 2006, de Makassar à Interforum, permet de voir plus grand, et l’acquisition d’Ubel Blatt, série longue qui connaît un gros succès, change l’échelle de la société. Leur expert-comptable les invite à se verser un salaire, ils lâchent leurs travaux d’appoint, prennent des locaux à Paris et embauchent leur premier salarié. La machine est lancée.
"A contre-courant du marché, nous progressons de près de 20 % chaque année", se réjouit Ahmed Agne. La force de Ki-oon est d’implanter en France, à grand renfort de marketing, des titres qui marchent moyennement au Japon, et qui deviennent ici des best-sellers. Chaque année, au moins deux nouvelles séries de Ki-oon se placent dans le top 10 des meilleurs lancements. Si, depuis l’époque du club Dorothée et des "japoniaiseries" que fustigeait Télérama, le regard porté sur le manga a changé, il reste du chemin à parcourir. "Il est important de normaliser le manga, estime l’éditeur. La BD franco-belge est passée par là avant d’obtenir ses lettres de noblesses". Ahmed Agne fait donc de la pédagogie. Il va dans les médiathèques et les écoles. Il adapte la production avec des titres pour un lectorat autre que la cible du manga, comme Cesare sur les Borgia.
Pour fêter les dix ans de Ki-oon, il prépare les dix années à venir en lançant un "tremplin manga" afin de repérer les talents français. "Si, il y a dix ans, les projets étaient de la copie de manga, aujourd’hui ce sont des artistes qui ont digéré les codes narratifs et esthétiques de la BD japonaise." Un jury, composé des éditeurs mais aussi de trois mangakas de renom, choisira le vainqueur. Celui-ci gagnera un chèque et un contrat de publication. "J’ai pris goût à travailler en direct avec les auteurs tels que Tetsuya Tsutsui. Avec des auteurs français, adoubés par leurs pairs japonais, cela démultiplie les possibilités : des échanges de droits, des interactions avec le public." Et puis, alors que Shueisha et Shogakukan ont développé dernièrement une filiale en France, Kazé, il est stratégiquement nécessaire de s’assurer une certaine indépendance par rapport aux éditeurs japonais. "Dans dix ans, j’aimerais que la moitié du catalogue soit de la création originale", dit Ahmed Agne. Un pari sain sur l’avenir, qui passe par le travail naturel d’un éditeur avec son auteur. <
(1) Voir LH 630, du 27.1.2006, p. 27.