Mis à part quelques voyages en Europe, des croisières sur ses yachts successifs, les trois Saint-Michel, et un bref tour en Amérique en 1867, bien modestes comparés aux Voyages extraordinaires qu'il inventa pour ses héros, on peut dire que Jules Verne (1828-1905) a passé son existence à écrire. Dans sa jeunesse, des actes financiers ou juridiques pour gagner sa vie, et de nombreuses pièces de théâtre, certaines jouées grâce à son ami Alexandre Dumas fils, mais aucune qui mérite de passer à la postérité. Et puis, à partir de 1862 et d'Un voyage en l'air qui deviendra Cinq semaines en ballon, des romans et des nouvelles, constituant le corpus de ses Voyages extraordinaires. Soixante-deux romans (dont deux en collaboration) et dix-huit nouvelles. Le tout publié, en général d'abord en feuilleton dans des journaux, puis en volumes chez Pierre-Jules Hetzel, éditeur, pygmalion et négrier de Jules Verne.
A la grande époque de leur travail en commun, c'est-à-dire durant une dizaine d'années à partir de 1863, l'écrivain s'était engagé, par contrats successifs, à produire jusqu'à trois romans par an, soit deux millions de mots. Mais, à partir de 1871, sa charge de travail sera "réduite" : deux volumes annuels au lieu de trois ! Verne fit la fortune et la gloire d'Hetzel, tout le monde se souvenant de ses éditions cartonnées rouge et or in-18, illustrées de centaines de dessins signés par Edouard Riou, Henri de Montaut, Alphonse de Neuville, Emile Bayard, Jules Férat, Léon Benett et George Roux. Leurs noms méritent d'être cités, car les illustrations font partie intégrante des Voyages extraordinaires, qu'elles scandent, offrant au lecteur à la fois une pause dans le suspense, et stimulant son impatience de découvrir la suite. C'est à cause de ces dessins, ainsi que l'explique Jean-Luc Steinmetz, maître d'oeuvre de la présente édition, que Verne a dû patienter à la porte de la « Pléiade", jusqu'à ce que le papier bible puisse supporter des illustrations.
Verne était coutumier des purgatoires. Il en sort doublement : entrant dans la « Pléiade", c'est comme si ce galérien de la littérature accédait au Panthéon ; et c'est aussi une réhabilitation pour un auteur de romans "de genre", rangé dès ses débuts au rayon "jeunesse" des librairies et bibliothèques. Or, même s'il en avait pris son parti, ce que confirme la simplicité de son style - fruit d'un travail de forçat, ainsi que ses manuscrits, montrés dans le bel Album conçu et commenté par François Angelier, l'attestent -, l'écrivain, au plus profond de lui, souffrit toujours de ne pas bénéficier de la même reconnaissance que ses pairs, Dumas, Hugo, Zola (qu'il n'aimait pas)... Injustice réparée.
Faute d'oeuvres complètes impossibles (elles occuperaient une trentaine de volumes), la « Pléiade» a dû faire un choix : quatre romans, deux par volume. La célèbre trilogie Les enfants du capitaine Grant (1865), Vingt mille lieues sous les mers (1869) et L'île mystérieuse (1874), suivie du bien moins connu Sphinx des glaces, roman tardif publié en 1897. C'est comme une mise en appétit, une invitation à relire l'écrivain français le plus traduit dans le monde, dont Raymond Roussel, l'un de ses fans, disait : "C'est Lui, et de beaucoup, le plus grand génie littéraire de tous les siècles : il "restera" quand tous les autres auteurs de notre époque seront oubliés depuis longtemps".