Livres Hebdo : L’exposition qui vous est dédiée au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme révèle des facettes multiples de votre œuvre, au-delà du Chat du rabbin…
Joann Sfar : Il y a 30 m3 de dessins dans mon sous-sol. Les commissaires de l’exposition Clémentine Deroudille et Thomas Ragon en ont extrait 250 œuvres pour raconter une histoire qui n’est pas l’histoire de mes livres mais qui transcende tous mes livres : ils ont utilisé, d’un côté, mes carnets autobiographiques comme fil rouge et, de l’autre, des exemples d’œuvres où l’on voit une cohérence et une progression dans ces trente ans d’une vie de dessin. Et grâce à eux, ceux qui ne connaissent que Le Chat du rabbin dans mon travail vont voir qu’il y a d’autres branches dans ce petit arbre qu’est mon œuvre. J’espère que ce choix de livres montre combien mon parcours est un apprentissage constant du dessin, de la peinture, de l’écriture, et dit cette volonté chez moi de faire marcher tout ça ensemble, et d’inscrire la bande dessinée dans la société.
Sont rappelés en début d’exposition l’événement tragique qu’est la disparition de votre mère quand vous avez trois ans, et ce mensonge de votre père : « Maman est partie en voyage. » Si les adultes sont incapables d’affronter la réalité, ne devrait-on pas plutôt, comme les enfants, emprunter les voies de l’imaginaire ?
Le conte pour enfants est parfois plus grave que le récit pour adultes. Il y a dans mon travail une omniprésence de l’enfance, à cause du drame fondateur qu’est le décès de ma mère, cette absence que j’ai remplie par des dessins, avec cette intention de m’adresser toujours aux enfants. On n’est beaucoup moins sérieux quand on est adulte. Dans mes livres pour la jeunesse, il y a sans doute plus de gravité, cette vérité sans filtre, ce que j’appelle le « courage d’enfance » qu’on perd en devenant adulte. Quand mon père choisit de ne pas me dire que ma mère est morte, ce n’est pas méchant de sa part, c’était pour me protéger, mais il s’agissait davantage de sa peur à lui que de ma peur à moi. Il y a là un axe très important dans mon travail : comment on enrobe le réel avec de l’imaginaire et, bam ! d’un coup, comment on observe le réel tel qu’il est, le vrai monde, y compris la mort.
Vous avez rendu hommage à la littérature jeunesse en revisitant Le Petit Prince de Saint-Exupéry, un conte philosophique en forme d’histoire pour enfants.
Le recours au mythe, au merveilleux, pour moi, est central. Dans ses dialogues, Platon fait mine d’être logique mais dès qu’il s’agit de traiter les grandes questions, il raconte un mythe. Moi, c’est la même chose : même quand je veux faire un récit historique, par exemple, avec Pascin inspiré du peintre Julius Pincas (1885-1930) ou mon film Gainsbourg (vie héroïque), il y a toujours une part d’étrangeté. Car le merveilleux qui sous-tend l’imaginaire ouvre des portes que la rationalité ne parvient pas à débloquer.
Les idées sont au fond des images…
Le dessin et la bande dessinée sont un langage parmi d’autres et expriment notre rapport au réel. Se pose ici le statut de la bande dessinée, qui se mêle de sujets qui ne sont pas censés la concerner. Économie, sociologie, philosophie… elle fait de plus en plus de sciences humaines, mais aussi du reportage ou de la biographie, et avec des outils qui resteront à jamais connectés à l’enfance grâce à l’image. Malgré la suspicion de superficialité qui pèse sur cet art populaire, j’ai toujours voulu inscrire la bande dessinée dans la littérature. Je ne suis pas le premier à le revendiquer, il y a eu Hugo Pratt, Will Eisner… Je suis très heureux d’être au musée, si c’est un musée littéraire. Certes, au MAHJ, on expose un travail lié au judaïsme – la tradition dans laquelle j’ai été élevé –, à ma vie, à la France aussi, mais ce qui m’importe est de montrer un travail littéraire en images.
À paraître en octobre 2023 :
Le 11 octobre : Young man (Gallimard)
Le 13 octobre : Joann Sfar. La vie dessinée, catalogue sous la direction de Clémentine Deroudille et Thomas Ragon (MAHJ/Dargaud)
Le 13 octobre : Le Chat du rabbin, vol. 12. La traversée de la mer Noire (Dargaud)
Le 18 octobre : Donjon antipodes. Changement de programme : + 10.002, scénario Joann Sfar & Lewis Trondheim, dessin Vince (Delcourt)