Familles, je vous hais. Ce n’est pas le jeune Marceau qui dira le contraire ! Réservé et indécis quant à ses attirances sexuelles, il grandit dans le carcan d’une famille soumise aux conventions. Chez les Janvier, le modèle paternel est le seul qui vaille. Avec méthode, le père s’emploie à limer tout ce qui dépasse, dévie, déroute. Ici on pense et on file droit. Dans ce jeu de la norme à tout prix, les grands perdants sont la mère et le fils. Celle-ci est priée d’aller soigner visions et lubies dans une clinique spécialisée et lui, qui a hérité de sa sensibilité, de faire montre en toute occasion d’esprit de décision. Un jour, le père fourre une valise dans la voiture et emmène Marceau chez son oncle. C’est à Madrid que le jeune homme trouvera sa voie aux côtés d’une veuve dont il est le colocataire. Ce roman tire son originalité non pas tant de son histoire que de sa construction et de son style. Entièrement placé sous le signe du jeu de société ou du jeu de rôle, il lui emprunte ses sous-titres : la partie, la revanche et la belle, et ses intitulés de chapitres : "Il est sage d’investir d’abord sur un terrain nu", "Pour éviter la case du puits, le joueur saute à cloche-pied"… Quant à l’écriture, sa force se fonde sur le non-dit. L’injonction de virilité n’est jamais explicitement énoncée, mais suggérée. Tout devient suspect, la façon qu’a Marceau "de manger sa glace à la fraise, de se tenir en équilibre sur des murets". Aussi, quand il apprend que son fils a enfin une petite amie, "le père s’illumine en un geste. La bouche pleine, le patriarche [le] taquine comme un homme". La scène du match de tennis entre le père et le fils est un bijou de cruauté. L’auteur, qui signe ici son premier roman jeunesse, est un maître ès fulgurances. Certaines phrases sonnent si juste qu’elles en deviennent terribles. "Ce jour-là, je comprends qu’il faut avoir un corps pour jouer" ; ou : "Dans l’auberge j’attrape les poux. J’attrape la vie. Je gratte et je grandis." Un roman d’apprentissage qui envoie au tréfonds de nous quelques sacrées belles salves de vérité. Fabienne Jacob