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Jeunesse : les cinq âges de la censure

Jeunesse : les cinq âges de la censure

Présentée jusqu'au 1er décembre à la Bibliothèque nationale de France, l'exposition « Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants » met en lumière la prégnance de la censure dans le livre jeunesse. Rétrospective en cinq dates avec les commentaires de sa commissaire, Marine Planche.

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Par Claude Combet
Créé le 23.09.2019 à 18h19

A l'occasion des 70 ans de la loi du 16 juillet 1949 qui régit les publications pour la jeunesse, le Centre national de la littérature pour la jeunesse de la Bibliothèque nationale de France propose, du 17 septembre au 1er décembre avec « Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants », une utile exposition rétrospective sur la censure dans le livre jeunesse. De fait, depuis le plaidoyer de Geneviève Patte, fondatrice de la Joie par les livres, en faveur de la lecture et du développement des bibliothèques pour la jeunesse, Laissez-les lire ! (1978), l'édition pour la jeunesse a connu un développement exceptionnel. Mais cet essor s'est accompagné de polémiques, d'instrumentalisation voire d'interdiction de titres pour toutes sortes de raisons religieuses, morales ou politiques.

Regard d'adulte

Pour Marie Planche, conservatrice adjointe au directeur du Centre national de la littérature pour la jeunesse, et commissaire de l'exposition, celle-ci entend « poser des questions et porter un regard historique sur cette censure depuis le début du XXe siècle, jusqu'au très contemporain, en passant par la célèbre loi du 16 juillet 1949. Le travail critique que nous faisons pour la Revue des livres pour enfants m'a amenée à m'interroger sur des questions compliquées comme la violence, la sexualité, la protection de l'enfant », explique-t-elle.

« J'ai conscience que je porte un regard d'adulte sur les livres », précise Marine Planche, admettant que « n'importe quel livre ne convient pas à n'importe quel enfant ». Mais jusqu'où doit aller la protection de l'enfance ? Où s'arrête la liberté d'expression ? interroge l'expo-sition. Le public pourra aussi en débattre lors de rencontres et conférences organisées jusqu'au 1er décembre, dont une table ronde sur l'actualité de la loi prévue le 26 novembre avec le juriste et essayiste Emmanuel Pierrat et l'éditeur Thierry Magnier. 

Les recommandations de l'abbé

Romans à lire et à proscrire, guide des bonnes et mauvaises lectures des familles catholiques.- Photo BNF

En 1904 paraît Romans à lire, romans à proscrire, signé par l'abbé Bethléem, un guide de lecture destiné aux familles catholiques, qui distingue les « bons » et les « mauvais » livres. L'ouvrage devient un succès de librairie, se vend à des centaines de milliers d'exemplaires et connaît plusieurs éditions. Dans l'entre-deux-guerres, l'abbé part en croisade contre la presse jeunesse, notamment les journaux importés des États-Unis comme Le journal de Mickey, parce que le banditisme y est présenté sous un jour favorable, ou Les pieds nickelés, qui ne donnent pas le bon exemple aux enfants. Il récuse aussi la forme - le texte, dans une bulle, est intégré à l'image, contrairement à Bécassine où il figurait en dessous - et les couleurs qu'il trouvait criardes, agressives et violentes. « L'abbé était raciste et antisémite. L'importateur du Journal de Mickey était un hongrois naturalisé et L'épatant qui publie Les pieds nickelés et Fillette étaient édités par les frères Offenstadt » commente Marine Planche à la BNF. L'abbé inspire la loi du 16 juillet 1949. « Il est intéressant de noter que les mêmes publications sont aussi critiquées par le milieu communiste. Un consensus large se forme dans les années 1930, au-delà des divergences idéologiques, pour « protéger » les enfants notamment des publications américaines » ajoute-t-elle. 

Il faut protéger la jeunesse

Buffalo Bill. Les comics et les BD sont les premières victimes de la loi de 1949.- Photo BNF

Le 16 juillet 1949, la loi « sur les publications destinées à l'enfance et à la jeunesse » est promulguée. L'article 2 (revu en 2011 avec le réaménagement du texte) précise que les publications destinées à la jeunesse « ne doivent comporter aucun contenu présentant un danger pour la jeunesse en raison de son caractère pornographique ou susceptible d'inciter à la discrimination ou à la haine [...], aux atteintes à la dignité humaine, à l'usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes, à la violence ou à tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à nuire à l'épanouissement physique, mental ou moral de l'enfance ou la jeunesse [...] ». Une Commission de surveillance des publications pour la jeunesse est créée, qui intervient surtout pour les magazines et ne statue que sur des livres déjà en librairie. En ligne de mire, notamment les comics américains, ce qui amène les éditeurs français et belges de BD à modifier les planches, enlever les onomatopées et les armes, supprimer les scènes violentes, notamment lors de leur passage du magazine à l'album. Tarzan, Lucky Luke, Boule et Bill et Jerry Spring en font les frais. La loi a fait une victime en 1961, l'éditeur lyonnais Pierre Mouchot, de la revue Big Bill le casseur, ruiné par son procès.

Un collectif, « Renvoyons la censure », a vainement défendu l'abrogation de la loi. Néanmoins, dans la foulée de mai 1968, sont apparus de nouveaux types de livres et d'images, en phase avec les idées de l'époque : la collection « Du côté des petites filles » des éditions des femmes, Le sourire qui mord ainsi que les Éditions originales, fondées par François Ruy-Vidal et Harlin Quist. En 1972, Françoise Dolto déclenche une violente polémique en accusant dans L'Express les livres de François Ruy-Vidal de « génocide de l'imaginaire ». En 1985, Marie-Claude Monchaux dénonce aussi dans Écrire pour nuire des titres comme La guerre des chocolats et Julie qui avait une ombre de garçon.

L'ordre règne dans les bibliothèques

Solinké du grand fleuve, l'un des titres éliminés des bibliothèques dans les municipalités Front national en 1996.- Photo ALBIN MICHEL

En 1996, le Front national, conquérant plusieurs municipalités, supprime un certain nombre de titres de la bibliothèque d'Orange et d'autres sur lesquelles il a la main. Il en élimine aussi des listes d'acquisitions, ce qui lui vaut la une du quotidien Libération. Les ouvrages visés ? Entre autres Solinké du grand fleuve, de François Roca (Albin Michel) et Momo de Palestine, de Robert Gaillot (Grandir). « C'est le moment où le livre pour enfants devient un enjeu idéologique », souligne Marine Planche à la BNF.

En 2012, le Dictionnaire fou du corps, de Kathy Couprie (Thierry Magnier), récompensé par de nombreux prix, est retiré de la liste des ouvrages des bibliothèques de la Ville de Paris et des étagères des centres de loisirs. L'édition se mobilise et François Morel y consacre sa chronique sur France Inter. « Le corps est un thème qui revient beaucoup parmi les sujets sensibles », observe Marine Planche.

Pour elle, ces nouvelles censures au nom de la loi ont un « effet pervers : l'autocensure, celle des éditeurs comme celle des auteurs ». Elle tient à citer la traduction peu respectueuse de Fifi Brindacier, à qui l'on fait porter un poney plutôt qu'un cheval, ce qui n'est pas plus vraisemblable. Son auteure, Astrid Lindgren, s'en offusque dans une lettre à Hachette en 1993 (reproduite dans l'exposition), dans laquelle elle menace de reprendre ses droits si l'éditeur ne propose pas une nouvelle traduction.

Une arme politique

Tous à poil !, paru en 2011, a suscité une polémique trois ans plus tard.- Photo BNF

En 2014, Jean-François Copé, alors président de l'UMP (Union pour un mouvement populaire), brandit sur le plateau de l'émission télévisée « Le grand jury RTL-LCI-Le Figaro » Tous à poil !, de Marc Daniau et Claire Franek (Le Rouergue). Prétendant qu'il était « recommandé aux enseignants » (il a figuré dans une bibliographie sur le site du centre régional de documentation pédagogique de l'académie de Grenoble), le maire de Meaux juge pornographique cet album qui prône avec humour le droit à l'égalité et à la différence (le chien est aussi à poil). Le contexte politique est difficile : on est alors en plein débat autour de la loi sur le mariage pour tous. Chambre d'écho des sujets de société - l'orientation sexuelle, les relations adulte-enfant, l'éducation des filles, l'homoparentalité -, le livre pour la jeunesse se retrouve malgré lui au cœur des polémiques et cristallise les enjeux d'une société en pleine mutation. Tango a deux papas et pourquoi pas ?, tiré d'une histoire vraie, Les chatouilles, de Christian Bruel et Nicole Claveloux (Le sourire qui mord, réédité chez Thierry Magnier), Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi, de Thierry Lenain et Delphine Durand (Nathan) deviennent tour à tour des cibles.

Sous pression des réseaux sociaux

On a chopé la puberté, retiré de la vente après une pétition.- Photo DR/MILAN

En 2018, sur fond de mouvement #metoo, les réseaux sociaux attaquent On a chopé la puberté, de Séverine Clochard et Mélissa Conté, illustré par Anne Guillard (Milan), jugé « sexiste et dégradant ». Une pétition est lancée sur le Net, qui recueille 140 000 signatures en 48 heures, si bien que l'éditeur, Milan, retire le livre de la vente. L'illustratrice en est profondément blessée et annonce qu'elle arrête la série Les Pipelettes, publiée dans le journal Julie, dont l'ouvrage est issu. D'autres titres sont sur la sellette comme Quand ça va, quand ça va pas, de Michel Cymes (Clochette), parce que les zizis des petites filles ne sont pas traités à égalité avec les zizis des petits garçons : réédité, le livre a été corrigé. « Le sexe, la violence, le racisme restent des sujets sensibles » constate Marine Planche.

Le dernier panneau de l'exposition de la BNF recense les attaques dont le livre pour la jeunesse fait l'objet à l'étranger. Alors candidat, Jair Bolsonaro a montré à la télévision la version brésilienne du Guide du zizi sexuel, de Zep, prétendant qu'il faisait partie d'un « kit gay » fourni par l'Éducation nationale brésilienne. Après le Nouveau Mexique en 2001, les volumes d'Harry Potter ont fait l'objet d'un autodafé en Pologne en 2019. Mais Marine Planche conclut la rétrospective sur une note optimiste avec la semaine « Banned books week » organisée par les bibliothèques américaines. Celle-ci célèbre chaque année la liberté d'expression et la liberté de lire sous le slogan « Les mots ont du pouvoir : lisez un livre censuré ». 

23.09 2019

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