Livres Hebdo - Dans votre livre, vous dites que la science, ça n’existe pas…
Jean-Marc Lévy-Leblond - Disons que je me méfie des grands mots. "La science", c’est une abstraction, qui n’existe pas en tant que telle. En revanche, il y a des sciences concrètes, très diversifiées dans le temps et l’espace. Dans ce livre, je tente plutôt de répondre à la question "qu’est-ce que l’activité scientifique ?". On comprend alors un peu mieux la complexité de ce que nous entendons par "la" science.
Vous vous méfiez aussi de la culture scientifique ?
Oui, car en apposant trop vite ces deux termes, on passe à côté de la question de leur rapport. Après le XVIIe siècle, la science s’est éloignée des humanités, et en est même venue à négliger sa propre culture. Aux chercheurs d’aujourd’hui, on n’enseigne ni l’histoire des sciences, ni les questions philosophiques qui les traversent, ni les conditions économiques auxquelles elles sont soumises. Les scientifiques sont devenus des hypertechniciens de leurs domaines. Les physiciens utilisent parfaitement la théorie de la relativité, mais ignorent ses racines - ils n’ont jamais lu Einstein. Imagine-t-on un artiste contemporain qui n’aurait pas fréquenté l’œuvre de Picasso ?
C’est pour cela que vous avez créé au Seuil la collection "Science ouverte" que vous dirigez depuis plus de quarante ans ?
Exactement : pour replacer les sciences dans leur contexte historique, politique, économique, social et culturel. C’est aussi pour créer un pont entre les savoirs, par exemple entre les sciences humaines et sociales et celles qui risquent de devenir inhumaines et asociales. Il s’agit moins de "diffuser la culture scientifique" que de remettre la science en culture. Ainsi, à lire Galilée, vous comprendrez mieux à la fois la relativité einsteinienne et la complexité des rapports entre savoir et pouvoir.
C’est aussi le but de la revue Alliage (1) dont le titre même donne l’idée de multiplicité.
Qu’explicite son sous-titre : "culture, science, technique". Il s’agit de décloisonner la science, d’engager une réflexion sur ses rapports avec la culture, la technique et la société. C’est aussi depuis 1989 un lieu de rencontre, de création, d’information - et parfois d’humour car, on l’oublie trop souvent, les scientifiques savent rire, même si quelquefois leurs blagues ne font rire qu’eux…
Vous avez connu de grands succès dans votre collection avec les ouvrages d’Hubert Reeves. Aujourd’hui, est-il plus difficile de parler de science ?
Comme ailleurs dans l’édition, la situation n’est pas facile. En sciences, l’information via Internet exerce une forte concurrence. Pour autant, le livre garde toute sa valeur, parce qu’il propose des contenus plus profonds. Il permet de passer du temps sur une question sans se contenter de surfer quelques minutes sur un site. Comment avoir un usage riche et critique d’Internet ? Le livre peut y aider.
Les best-sellers scientifiques sont quelquefois pseudo-scientifiques…
Certes, mais la superstition n’est pas limitée au domaine de la science ! Il restera toujours la tentation de fantasmer sur les secrets et les mystères du monde, et il y aura toujours des auteurs pour flatter cette tendance. Et la défense de la raison ne saurait reposer sur les seules sciences "dures".
Mais la science sert pourtant à comprendre le monde ?
Soyons modestes. La science ne répond pas à toutes les questions ; elle ne répond même qu’à un nombre de questions assez limité par rapport à toutes celles que l’on rencontre dans une vie. La valeur de la connaissance scientifique vient de la restriction de son champ. Et aussi de sa capacité à surmonter ses erreurs. Il serait indispensable de présenter la science d’un point de vue critique, en montrant tant ses échecs que ses succès. Après tout, l’enseignement de l’histoire politique ne se limite plus à la liste des batailles gagnées. Et la majeure partie de l’histoire des sciences est faite de tentatives infructueuses, même si parfois fécondes.
Vous donnez d’ailleurs dans votre livre une définition de la science…
Oui, un peu provocatrice : l’art de transformer les questions jusqu’à ce qu’elles aient une réponse.
Mais à quoi sert la science ?
Se demander à qui elle sert serait plus pertinent. Et là je citerai non pas un scientifique mais un écrivain qui a admirablement compris la science, Bertolt Brecht : "Si nous voulons profiter en tant qu’hommes de notre connaissance de la nature, il nous faut ajouter à notre connaissance de la nature la connaissance de la société humaine."
On publie moins de biographies de scientifiques en France que dans les pays anglo-saxons.
C’est vrai. C’est une question de sensibilité. Mais le passage par la narration est une bonne manière de faire comprendre le travail des chercheurs. D’ailleurs dans la collection "Science ouverte", à côté d’ouvrages de réflexion plus théorique, nous proposons des livres d’histoire naturelle, au sens plein du terme, qui permettent d’entrer plus facilement dans le monde des sciences.
Que pensez-vous de la vulgarisation ?
S’il ne tenait qu’à moi, je mettrais ce terme de côté, voire je l’oublierais. Non pas à cause de la connotation "vulgaire" du mot, mais parce que la notion s’enracine dans une tradition obsolète qui remonte au XIXe siècle : celle d’un monde où il y aurait d’un côté les savants et de l’autre les ignorants. La vulgarisation consisterait donc en un simple transfert de savoir des uns vers les autres. Mais il n’y a pas plus d’ignorants complets que de savants accomplis.
Mais on ne cesse de demander des expertises aux scientifiques ?
Oui, en les poussant souvent à outrepasser leurs compétences. Ainsi, si on me demande ce que je pense de l’énergie nucléaire, je peux, en tant que physicien, expliquer les principes de fonctionnement d’une centrale. Mais sur sa sécurité ou sa rentabilité, je ne suis pas compétent. Ce que j’aurais à en dire ne relève pas de mes connaissances scientifiques mais de mon opinion. Et la confusion entre les deux est dangereuse.
Vous être contre l’idée d’une science qui ne serait qu’utile ?
Et comment ! La science ne peut être limitée à ses applications technologiques et à son importance économique. Il faut cesser de confondre utilité et validité. Depuis qu’elle est devenue technoscience, la science a été privée de son ambition intellectuelle au profit de son efficacité matérielle. Elle est désormais prisonnière de ses promesses et sommée de les tenir au plus vite.
Vous avez écrit ce livre pour montrer que c’était un piège ?
Un piège dans lequel tombent de nombreux scientifiques lorsqu’ils justifient les investissements financiers dans tel ou tel projet uniquement par ses possibles retombées technologiques. Les idées nouvelles nécessitent souvent beaucoup de temps pour mûrir et exigent la possibilité d’une recherche libre et désintéressée. La connaissance scientifique ne peut être systématiquement soumise à la rentabilité économique.
Que nous réserve la collection "Science ouverte" ?
Nous publierons par exemple à l’automne Le corbeau qui tenait en son bec un outil de Jean Deutsch, un nouveau recueil d’histoire naturelle sur les développements modernes de la théorie de l’évolution, puis, en 2015, un livre de psychologie cognitive d’André Didierjean qui s’intitulera La madeleine et le savant et s’articulera autour de l’œuvre de Proust pour explorer le fonctionnement de l’esprit humain.
La science expliquée à mes petits-enfants, de Jean-Marc Lévy-Leblond, Seuil, 120 p., 8 euros.
ISBN : 978-2-02-118342-9. En librairie le 11 septembre.
(1) Alliage, n°73, 18 euros (pour tous renseignements : revel.unice.fr/alliage/).