Vivendi / Lagardère

Isabelle Wekstein-Steg : « Dire qu'on devrait se réjouir que des grands groupes croient dans le livre est d’un cynisme absolu »

Isabelle Wekstein-Steg - Photo DR

Isabelle Wekstein-Steg : « Dire qu'on devrait se réjouir que des grands groupes croient dans le livre est d’un cynisme absolu »

Alors que le projet de fusion entre Hachette et Editis, redouté par le monde du livre, reste au stade de "pré-notification" à la Commission européenne, le groupe Vivendi semble travailler sur plusieurs scénarios pour tenter de faire passer son opération de rapprochement avec Lagardère en retardant la notification. Isabelle Wekstein-Steg (cabinet WAN), avocate spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, des affaires et de la concurrence, représente dans ce feuilleton les intérêts de plusieurs éditeurs, syndicats professionnels, libraires ou auteurs, tous opposés à la fusion. Pour Livres Hebdo, elle revient sur la procédure en cours et sur les craintes que soulèvent le projet.

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Par Pierre Georges,
Créé le 04.07.2022 à 22h07 ,
Mis à jour le 06.07.2022 à 10h04

Livres Hebdo : Dans le feuilleton Vivendi-Lagardère qui se poursuit, quels intérêts représentez-vous, et quel est votre travail sur le sujet depuis 1 an ? 

Isabelle Wekstein-Steg : Je représente les intérêts de plusieurs acteurs de la chaîne du livre devant la Commission européenne : des éditeurs, tels que Actes Sud et l’Ecole des loisirs ; des syndicats : le SLF (Syndicat de la librairie française), le SDLC (Syndicat des distributeurs de Loisirs Culturels) et le SLFB (Syndicat des Libraires Francophones de Belgique) ; un groupe de librairies réunissant 15 libraires de premier niveau ; des groupements représentant les auteurs : la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse et le Conseil Permanent des Ecrivains (CPE) qui rassemble l’essentiel des organisations d’auteurs du livre (écrivains, traducteurs, dramaturges, illustrateurs, photographes)[1].

Notre travail depuis six mois consiste à fournir des éléments à la Commission Européenne sur le secteur de l’édition, son fonctionnement, les différents marchés concernés et les positions des acteurs du secteur face à ce projet de concentration. Nous exposons les raisons pour lesquelles ces derniers y sont farouchement opposés et caractérisons les risques que pourrait faire courir l’opération pour la concurrence effective sur le marché, afin de permettre à la Commission de nourrir son analyse concurrentielle. Il est intéressant de noter qu’à chaque maillon de la chaîne cette fusion suscite de grandes craintes et des oppositions fortes.

 

A l'heure actuelle, où en sont les choses concrètement ? 

Nous sommes actuellement toujours dans une phase de « pré-notification ». Conformément aux textes européens, Vivendi a pu lancer son OPA et attendre la fin du processus pour notifier. Mais les parties sont censées notifier le projet de concentration « sans délai » conformément au Règlement européen relatif au contrôle des concentrations entre entreprises. Vivendi semble vouloir tirer avantage de cette imprécision sur les délais pour prendre son temps et mettre déjà en œuvre l’opération dans le secteurs des médias en particulier, en exerçant son influence avant même d’avoir obtenu l’accord des autorités.

À compter de la notification, s’ouvre la phase 1 qui dure 25 jours ouvrables (ce délai peut être porté à 35 jours). Au cours de cette phase, nous continuerons à formuler des observations, à échanger avec le case team, à répondre aux questionnaires (« tests de marchés ») réalisés par la Commission pour approfondir son analyse. Si la Commission soulève des doutes sérieux quant à la compatibilité de la concentration avec le marché commun, elle procèdera à une notification des griefs auprès des parties concernées par l’opération. S’ouvrira alors la phase 2 (délai de 90 jours qui peut être porté à 105 jours). Ces délais peuvent être prorogés ou suspendus sur demande des parties notifiantes. Au cours de cette seconde phase, si elle a lieu, la Commission mène une enquête approfondie et les tiers seront également sollicités.

 

Vivendi pourra-t-elle conserver Hachette alors qu’elle possède déjà Editis ? Est-ce que la mise en place d’un Gafam à la française, que Vincent Bolloré ou Nicolas Sarkozy appellent de leurs vœux, est dans les faits envisageable ?

Cela ne me semble pas possible. Le projet de concentration envisagé conduira nécessairement à la création d'un mastodonte de l'édition (200 maisons d’édition), de la diffusion/distribution et des médias. Cette perspective est une menace réelle pour toute la chaîne du livre : il s’agirait de mettre entre les mains d’un acteur unique d’importants catalogues ainsi que les moyens effectifs de les diffuser, les distribuer et les exposer. Une telle opération conduirait à une situation de monopole, sans contrepouvoir concurrentiel.

Un poids excessif des entreprises de médias sur les circuits de diffusion et les supports de promotion des livres nuirait à la diversité éditoriale mais aussi à la liberté d’expression. Le marché de l’édition en France, pour l’année 2021, a représenté près de 4 milliards de chiffre d'affaires, 486,1 millions d’ouvrages vendus, pour 800 000 livres disponibles et 109 000 nouveautés. Cette diversité tient à la force créatrice des auteurs, au travail des éditeurs et à leur multiplicité (avec un grand nombre de petits éditeurs), à la densité du réseau de libraires, à l’efficacité et à la diversité du système de diffusion et distribution actuel.

Si la concentration était acceptée on se retrouverait dans un écosystème où près de la moitié des exemplaires vendus en France seraient édités par une entité réunissant Hachette et Editis (avec des % plus élevés sur certains segments). Plus de 50% des exemplaires vendus en France seraient aussi diffusés par cette même entité. Ce taux atteindrait 100% pour les plus petits points de vente tels que les supermarchés. Enfin, 60% des exemplaires vendus en France seraient distribués par cette entité.

L’argument qui consiste à soutenir que l’entité fusionnée permettrait de concurrencer les GAFAM ne tient pas la route. Amazon est arrivé sur le marché français en 2000. Aujourd’hui, la part de marché de la vente en ligne d’Amazon est estimée autour de 10%, soit beaucoup moins que dans d’autres pays comme les Etats-Unis (57%). La progression d’Amazon est contenue en raison de plusieurs facteurs tels que l’existence du prix unique du livre, le maillage du territoire par des librairies physiques, les services que les libraires proposent et qu’Amazon n’est pas en mesure d’offrir. Les librairies, grandes et petites, restent le premier circuit de vente du livre, avec quelques 3500 points de vente réalisant environ 40% des ventes totales de livres. Par ailleurs, Amazon n’est pas un éditeur mais un revendeur. On ne remet pas en cause l’équilibre d’un marché pour résister à un acteur qui ne représente qu’un pourcentage assez faible de celui-ci.

 

Lire : Vivendi / Lagardère : 15 librairies signent un pamphlet contre la fusion

 

Que va-t-il se passer dans les prochains mois ? Peut-on avoir un aperçu de ce que fait la Commission européenne depuis un an bien qu'elle n'ait pas été notifiée ? 

Même si la notification n’est pas encore intervenue, un « case team » chargé de suivre l’opération et de collecter des données sur le secteur travaille de manière assidue depuis plusieurs mois. Ce case team échange avec les parties notifiantes mais aussi avec des acteurs du marché qui ont la qualité de tiers intéressés au projet de concentration.

 

Quels sont les points durs du dossier ?

Tout est problématique. De la situation des auteurs, en passant par celle des éditeurs indépendants qui seront exclus de certains marchés, la diffusion et la distribution déjà très concentrées qui vont permettre en étant fusionnées une surcapacité financière de l’entité combinée, les libraires et les points de vente qui se verront imposer des conditions commerciales impossibles …

La disparition de certaines collections « doublons », la capacité de privilégier la mise en place des titres publiés par ses propres maisons d’édition, au détriment d’une part essentielle de la production éditoriale qui deviendra invisible faute de débouchés commerciaux, la logique de best-sellerisation pour les auteurs les plus vendeurs … sont des sujets importants de préoccupation. L’accès aux matières premières et aux imprimeries va également être impacté en raison de la fusion. L’entité combinée pourra négocier à son avantage les tarifs et les délais de livraison (déjà de 4 mois !) du fait du volume d’affaires qu’elle représentera et ce au détriment de ses concurrents.

 

Pour le consommateur, quelles seraient les conséquences d’une telle fusion ? 

Les conséquences d’une telle fusion seront une réduction de la diversité de l’offre. Du fait de sa position dominante, l’entité fusionnée sera en capacité de produire beaucoup plus d’ouvrages que ses concurrents à un rythme beaucoup plus soutenu sans que cela ne permette d’augmenter l’offre en matière de diversité.

Une surproduction d’ouvrages de la même entité conduira fatalement à un appauvrissement de la création, de la qualité et de la diversité éditoriale. L’entité fusionnée privilégiera des livres très rentables au détriment du travail du catalogue de fonds et de livres plus confidentiels, au temps plus long. C’est la production de « temps court », voire « très court », qui sortira renforcée de cette superposition de forces de production, de diffusion, de distribution, de communication.

 

Et pour les libraires et la distribution ? 

Hachette et Editis sont déjà les deux leaders du marché en matière de diffusion/distribution. Ces services sont le nerf de la guerre car ce sont des sources de profitabilité très importantes. Cela leur permet déjà d’imposer des conditions dures et peu négociables pour les libraires. Les fusionner ne peut que conduire à la création ou l’aggravation de la position dominante de l’entité fusionnée.

Les conditions commerciales faites aux libraires seront détériorées (engagement des libraires en termes de niveau de commandes et de temps de présence des livres dans les rayons, monopolisation des espaces de vente et des lieux de promotion des ouvrages pour l’entité fusionnée). Quant à la distribution de livres - qui est déjà très concentrée puisque, les 5 plus importants distributeurs représentent près de 90% de leur CA - l’entité combinée détiendrait post-fusion 48,5 % de parts de marché sur le marché des services de distribution[2]. L’entité fusionnée aura une capacité beaucoup plus forte à contrôler la facturation et donc les ressources financières des libraires et leurs approvisionnements pour de nombreux ouvrages. 

Les grandes surfaces culturelles et les libraires francophones de Belgique seront confrontées exactement aux mêmes abus.

 

Qui sont les partisans de cette fusion ? 

Nicolas Sarkozy de toute évidence ! Dire qu’on devrait se réjouir que des grands groupes « croient dans le livre », comme cela a été publié dans vos pages, est tout de même d’un cynisme absolu…

 

Que peuvent faire les opposants dans l'état actuel des choses ? 

Ce que tous les opposants à la fusion peuvent et doivent faire c’est se mobiliser auprès de la Commission Européenne pour faire valoir leurs arguments.

 

Lire : Nicolas Sarkozy : l'écriture, la lecture, l'édition, Lagardère...

 


[1]                Le CPE réunit 16 organisations : ADAGP, ATLF, Cose-Calcre, EAT, Maison de Poésie, Pen Club, SACEM, SAIF, SAJ, SCAM, SELF, SGDL, SNAC, Union des Poètes & Cie, UNPI et UPP.

[2] Les données collectées à ce stade sont tirées de l’Observatoire de la Librairie, créé en 2015 par le SLF, qui permet de remonter au quotidien les données de ventes, achats, retours et stocks d’un panel représentatif de plus de 400 librairies réalisant plus de la moitié du chiffre d’affaires global de la profession (520 millions d’euros sur un milliard d’euros de CA global).

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