Tout commence de manière assez triviale. Une femme va aux cabinets, s’assoit. Au moment de sortir, ça résiste, problème de loquet, la porte est bloquée. Voilà l’héroïne de N’être personne de Gaëlle Obiégly enfermée, coincée à l’intérieur, dans cet espace réduit composé d’un WC et d’un lavabo. Mais ce qui se présente a priori comme une situation anxiogène - on est dans des bureaux le week-end - ne l’est pas ; pour l’hôtesse d’accueil partie aux toilettes, l’angoisse c’est l’extérieur, ce réel qui s’impose à soi tout en nous étant étranger.
L’intérieur, c’est ce qu’on habite, l’espace de l’écriture - l’intérieur ou plutôt l’intime : intimus, "l’intérieur de l’intérieur", superlatif de la vie subjective inauguré par saint Augustin dans ses Confessions. Intime et non intimiste, Obiégly. La nuance est d’importance, car l’essentiel chez elle gît dans la nuance, l’infinie variation du sentiment, ces univers qui s’ouvrent par le prisme de l’idiosyncrasie littéraire de l’auteure née en 1971 qui, livre après livre, dessine l’une des œuvres les plus singulières de sa génération.
Depuis son premier roman, Petite figurine en biscuit qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique (L’Arpenteur, 2000), le sujet est celle qui écrit. Elle ne parle que d’elle, de sa situation d’"intello précaire" alignant les jobs, de ce qu’elle a lu, vu, entendu, de son milieu beauceron mâtiné de slave - la morne plaine de son enfance près de Chartres (on se souvient de Gens de Beauce, délicat portrait de ses parents). Pourtant Gaëlle Obiégly n’est guère concernée par l’autofiction. Pas une once de nombrilisme chez l’écrivaine, c’est un lyrisme minuscule qui murmure son lien poétique au monde. Dans Mon Prochain (Verticales, 2013), son précédent roman, on lisait : "Ma vie se constitue par l’observation de celles des autres. J’existe dans le creux qu’ils me laissent. De la même manière que je glisse mon corps dans les vêtements dont ils ne veulent plus, j’emprunte des voies insignifiantes, méprisables, condamnables que dorénavant je choisis. Mon Prochain est un champ d’expérience."
Ici l’hôtesse d’accueil qui parle, et dont le prénom - le même que celui de l’auteure - signifie "étranger", griffonne dans un cahier noir : "Phrases expulsées à même la page ou déposées sur des Post-it." Et l’alter ego fictif d’expliquer sa méthode du coq-à-l’âne : "On y rencontre des auteurs, des poèmes d’amour étincelants et merdiques, l’invective à la mort, on y voit une personne. Femme cherchant à faire une mauvaise action mais elle est à court d’idées. Ce désir-là, ainsi que l’absence d’inspiration, coïncide avec des embarras d’écriture qui la font geindre."
La vie à l’ombre de la mort est un mystère, et les interrogations émerveillées de la narratrice pallient le manque d’intrigue. Souvenir du décès d’un colossal grand-père, récit d’une âme engagée (communiste par amour, bohème par nature), théorie de l’art de voir avec des yeux d’enfant. Ainsi se déroulent les différents âges de la vie de Gaëlle l’hôtesse qui nous accueille dans son "réduit" d’une immense sensibilité. Sean J. Rose