Le téléphone a sonné en fin de journée, lundi 13 septembre, chez Henri Godard. À l'autre bout du fil, Hugues Pradier, le directeur éditorial de la « Bibliothèque de La Pléiade », chez Gallimard, porteur d'une heureuse nouvelle. « Il m'a confirmé que j'allais m'occuper de Casse-Pipe. C'est l'achèvement d'un travail que j'ai entamé il y a vingt ans », raconte le critique littéraire de 84 ans, spécialiste de Louis-Ferdinand Céline et qui a coordonné, entre autres choses, les quatre volumes des Romans de Céline dans la « Pléiade ».
Comme tout ce que Paris compte de céliniens, Henri Godard a suivi, avec excitation et un brin d'étonnement, le feuilleton littéraro-judiciaire de l'été, dévoilé par Le Monde le 4 août. À savoir la réapparition de quelque 6 000 feuillets inédits de Céline, volés en 1944 au domicile parisien de l'écrivain, et restitués en juillet dernier par l'ex-journaliste de Libération Jean-Pierre Thibaudat aux ayants droit de la veuve de Céline, Lucette Destouches, après quinze ans de secret. « Ça a été un grand bonheur d'apprendre que tant de pages allaient compléter son œuvre. Mais je sais que les histoires entre les ayants droit et les éditeurs peuvent être compliquées, et j'essayais de ne pas trop me projeter », ajoute Henri Godard.
Millions d'euros
De fait, au moment où nous bouclons cet article, rien ne permet d'affirmer que les différents inédits de Céline paraîtront chez l'éditeur de la « Blanche ». « Gallimard est l'éditeur de Céline depuis 70 ans, c'est une maison prestigieuse mais ce n'est pas la seule. Je reçois chaque jour des offres d'autres éditeurs, et tout le monde a parfaitement conscience de la valeur de ce trésor », glissait encore début septembre Me Jérémie Assous, l'avocat des deux ayants droit, Véronique Robert-Chovin et l'avocat François Gibault. Les négociations resteront confidentielles. Seul élément d'estimation donné par Me Assous : ses clients, privés de l'exploitation de ces textes pendant quinze ans et qui ont porté plainte en février pour recel de vol contre Jean-Pierre Thibaudat, ont perdu « plusieurs millions d'euros ».
Tout porte à croire, cependant, que le P-DG de Madrigall, Antoine Gallimard, sortira le chéquier. D'autant que, comme il le clame depuis la découverte, Gallimard avait un accord avec Lucette Destouches lui accordant un droit d'option sur d'éventuels inédits. Les discussions sont déjà bien avancées. Ce même 13 septembre, Antoine Gallimard, Hugues Pradier, les ayants droit de Lucette Destouches et leur avocat se sont réunis pour esquisser un calendrier de parution. L'objectif, selon le patron de la maison : faire paraître dans la « Blanche », dès l'automne 2022, les 240 feuillets du texte intitulé « Guerre », mais aussi la pièce majeure de l'ensemble retrouvé, les 600 pages de Casse-Pipe, chaînon manquant entre Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit (1936) et dont seul un fragment avait été publié jusque-là. Avant que cette nouvelle édition « extrêmement augmentée de Casse-Pipe » n'aille enrichir, un peu plus tard, le tome III de « La Pléiade ». Pour tout le reste, il est encore trop tôt.
« Il y a des textes épars, et on parle quand même de 6 000 pages ! », s'exclame Antoine Gallimard. Mi-septembre, seuls une dizaine de fins connaisseurs de Céline avaient pu tenir ces feuillets en main, entre leur restitution par les policiers de l'Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) et leur mise au coffre. Ceux qui ont eu cette chance, comme le biographe de Céline, David Alliot, ou l'auteur et libraire Émile Brami, qui a personnellement cherché pendant des années deux des manuscrits volés, en sont encore émus. Tous rêvent d'être associés à l'aventure éditoriale qui s'annonce. « François Gibault pourra imposer qui il souhaite », prédit Émile Brami, au sujet de l'ayant droit, lui-même spécialiste de l'œuvre de Céline et président de la Société d'études céliniennes.
Le facteur temps
Désormais, il faut au plus vite numériser les manuscrits et constituer une équipe, « légère », selon le patron de Gallimard, pour se pencher sur leur déchiffrage. Outre Henri Godard pour Casse-Pipe, d'autres spécialistes vont se répartir les différents blocs. Le nom de l'historien de l'édition Pascal Fouché, auteur en 1985 d'une bibliographie de Céline, a été prononcé au 5, rue Gaston Gallimard. Pas question en revanche, pour les ayants droit, d'utiliser les patientes retranscriptions de Jean-Pierre Thibaudat, « qui feraient gagner beaucoup de temps à tout le monde », assure son avocat, Me Emmanuel Pierrat. « Sauf à être aussi incompétent et laborieux que Jean-Pierre Thibaudat, les retranscriptions ne prendront que quelques mois. Et on ne veut pas du fruit de son recel », persifle Me Assous, irrité de voir l'ancien critique de théâtre présenté comme le sauveur d'une partie de l'œuvre de Céline.
« Je ne serais pas si optimiste que Me Assous, car les manuscrits ne sont pas égaux entre eux », tempère David Alliot. La volonté du roi Krogold, une légende moyenâgeuse dont Céline parle déjà dans Mort à crédit et que Denoël aurait retoqué, « est assez lisible, et pourrait être publiée d'ici un an ou un an et demi », estime le biographe, qui imagine une parution « assez rapide des autres découvertes, avant une publication en Pléiade d'ici à quelques années, avec un appareil critique conséquent ». Émile Brami partage son opinion, tout en rappelant qu'il ne peut émettre que des hypothèses : « Le texte qui s'appelle Londres, et qui comprend des éléments proches de Guignol's Band, semble lui aussi plutôt lisible. Mais on trouve dans le lot des pages surchargées de mots repris, de corrections, et aucun manuscrit de Céline ne se lit d'un trait », souligne-t-il.
Compte-à-rebours
Les documents ressurgis, dont Jean-Pierre Thibaudat a livré un inventaire sur son blog hébergé par Mediapart, comprennent aussi des échanges de lettres avec l'écrivain collaborationniste Robert Brasillach, des photos, des feuilles de compte de son éditeur d'alors, Denoël, mais aussi des versions manuscrites d'ouvrages publiés avec des « variantes, parfois importantes ». Ainsi d'une version intermédiaire de Mort à crédit où l'on peut analyser les retouches de Céline sur son texte. « Tout cela, c'est dix ans de travail pour l'université », assène Émile Brami.
Il faudra pourtant aller plus vite. En 2031, soixante-dix ans après la mort de Louis-Ferdinand Céline à Meudon, son œuvre tombera dans le domaine public. Éditeur et ayants droit l'ont évidemment en tête, et ne peuvent tarder à lancer la machine s'ils veulent bénéficier de plusieurs années d'exploitation. Surtout que le battage médiatique autour de l'affaire devrait assurer de bonnes ventes aux inédits à venir. « Tout le monde en a parlé, même le quotidien israélien Haaretz et un journal irakien », relève Émile Brami.
En 2011, le cinquantenaire de la mort de Céline avait entraîné un pic de ventes pour son best-seller, Voyage au bout de la nuit, dont la version poche s'était écoulée alors à 70 000 exemplaires (source GfK) alors qu'elle avoisine habituellement les 35 000 ventes. Hors du « hit » de Céline, qui se vend en moyenne cinq fois plus que ses autres ouvrages selon Gallimard, les ventes se font déjà plus confidentielles : Mort à crédit en Folio s'est ainsi vendu à 6 000 exemplaires en 2019 (GfK). Au-delà de nos frontières, les chiffres sont nettement plus faibles : au Royaume-Uni, le Voyage culminait par exemple à un millier d'exemplaires en 2018 chez Alma Books, tandis que l'éditeur américain New Directions explique en vendre chaque année 3 000 volumes. Mais malgré sa personnalité controversée et ses écrits antisémites, l'écrivain est traduit dans 35 langues. Et ses éditeurs italien, allemand, espagnol, néerlandais, portugais et roumain se sont déjà manifestés auprès du service des droits étrangers de Gallimard.
Pour régler les importants droits de succession, Véronique Robert-Chovin et François Gibault envisagent une dation du manuscrit de Mort à crédit à la BNF, qui avait déjà acquis le manuscrit du Voyage en 2001, pour 12 millions de francs (1,7 million d'euros). Car enfin, au-delà des ventes de livres, la vente des manuscrits en eux-mêmes représenterait un petit pactole selon David Alliot : « Une page de manuscrit de Céline, cela vaut environ 1 000 euros, imaginez un peu ce que l'ensemble peut représenter... » Mais avant le jackpot, avant même l'arrivée en librairie de Casse-Pipe, c'est le calendrier judiciaire qui donnera le tempo de l'affaire. Selon Me Assous, la première audience aura lieu dans les six mois. « La plainte au pénal ne rime à rien, et nous ne pouvons aller que vers un retrait de plainte, ou un classement sans suite », assure en face Me Pierrat, qui récuse toute accusation de recel de vol contre son client. « Je ne m'attendais pas à un tel tapage pour un auteur qui a longtemps été mis à l'index, s'amuse Henri Godard. Pour une fois, ce n'est pas du fait de Céline, mais cela va totalement avec sa personnalité ».