Pertes et profits de l’information mondialisée et de l’entertainment, le romancier est vu volontiers ces temps-ci comme une espèce menacée, un panda ou une abeille, qu’on considère d’un air attendri et inquiet en soulignant que malgré sa faiblesse, il a un rôle à jouer dans l’écosystème. On lui offre de petites ruches à côté de la station-service, on plante deux bambous sur le talus de l’autoroute, on lui accorde quelques lignes d’interview où il a le temps, tout de même, de répondre à la question cruciale de savoir s’il a toujours voulu être un panda. Puis, bon, pertes et profits obligent, on passe à autre chose, le laissant à son funeste destin de petit animal mignon et condamné, sans qu’il ait pu dire deux mots de la littérature.
Il en va autrement dans Devenirs du roman, volume 2 : démarches, détours, matériaux. Déjà en 2007, un premier volume se donnait pour objectif de rappeler "à la joie passionnante de faire, de vivre cette pensée-expérience de la langue et du monde qu’est le roman". Ce second volume donne toute la place à 22 écrivains du collectif Inculte et d’ailleurs pour réfléchir sur le matériau documentaire dans l’écriture romanesque. Les différents textes qui composent le recueil cherchent chacun à déterminer le rôle du roman dans un monde surinformé, et la place de ce monde dans le roman.
Qu’on soit rassuré, donc : l’extinction du romancier n’est pas pour demain. D’Emmanuel Adely à Olivia Rosenthal, de Thomas Clerc à Hélène Gaudy, le réel ne risque pas de dévorer la littérature. Léger, varié, sérieux et riche, le recueil donne à lire de la réflexion, des témoignages, des notes d’écriture, des entretiens, de la poésie, des plaisanteries, aussi. On y croise Balzac, bien sûr, mais aussi Rancière et Twin Peaks, Orwell, Borges et Games of thrones, Tarkovski et Camille Claudel. Il est question d’hypermnésie et de surabondance du réel, de menace fasciste et de maisons en feu, d’écriture Wikipédia et de tous les lieux, réels ou fantasmés, dans lesquels l’écriture puise une source ou une nourriture. Il est question, inlassablement, de savoir ce que le roman peut dire au monde, c’est-à-dire, aussi et avant tout, de ce qu’il peut en lire. Qu’il s’approprie les langues non littéraires pour Vincent Message, qu’il se glisse dans les endroits illisibles chers à Philippe Vasset ou qu’il permette à Emmanuelle Pireyre de ne pas devenir une "data-victim", le roman a tous les pouvoirs, et peut-être aujourd’hui plus que jamais - car le dénominateur commun à tous les textes et à toutes les postures, c’est l’idée que la langue romanesque est encore et toujours la meilleure arme pour résister au monde.
Car il s’agit finalement de cela : du monde. Non seulement le panda n’est pas mort, mais en plus il est alerte. Le roman, un zombi pour Charles Robinson : increvable et insatiable. Ce qu’on lit dans ces pages, c’est l’amour inconditionnel que les écrivains portent à leur art, et cette vocation qu’ils partagent tous et que résume Mathieu Larnaudie, codirecteur d’Inculte : "Il s’agit toujours d’“empoigner le monde" (Kafka), d’en interroger la substance, […] d’y insuffler de la vie, de lui faire rendre gorge et de lui rendre grâce." A quand le volume trois ?
Fanny Taillandier