A l’heure de la dictature du "sujet", de "l’éditorialisation" du champ critique, à l’heure où la seule question qui semble en littérature prévaloir serait "de quoi cela parle ?", comme si, justement, le roman n’était pas le lieu du silence, des ombres évanescentes, du tremblé du réel, Patrick Modiano fait figure de grand ancien, de rescapé d’un paysage d’après la bataille. Qu’écrire en effet de ce dernier roman, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, qui ne bavarde pas, n’a d’avis sur rien et musarde seulement aux confins de la mémoire et de l’oubli ? Modiano y laisse courir son récit avec une infinie liberté, s’autorisant à laisser là filer tel ou tel personnage et ici le lecteur face à l’énigme irrésolue d’une vie et d’une enquête. Et cette "nonchalance"-là est magnifique.
De nos jours, à Paris, un écrivain qui n’écrit plus guère, Jean Daragane, reçoit l’appel d’un inconnu, un certain Gilles Ottolini, qui lui dit avoir retrouvé son carnet d’adresses, qu’il se souvenait à peine avoir perdu. Les deux hommes conviennent d’un rendez-vous pour procéder à sa restitution. Daragane comprendra vite que son interlocuteur, accompagné d’une étrange et silencieuse jeune femme, s’intéresse de trop près à l’un des noms inscrits sur son carnet. Un nom comme échappé d’un mauvais rêve, un de ces noms qui disent vaguement quelque chose et de prime abord que l’on n’est pas très sûr de vouloir s’en souvenir. Pour Daragane, débarrassé d’Ottolini et de son acolyte (qui n’auront donc été pour le lecteur qu’un piège, un faux-semblant, un de plus…), la ronde parfois douce et parfois grimaçante de la mémoire l’amènera à fréquenter, comme en un bal de spectres, le souvenir d’une maison de son enfance à Saint-Leu-la-Forêt, de son occupante, de ses mystérieux visiteurs nocturnes, d’un docteur, de dimanches au casino de Charbonnières, d’un temps où l’on croyait encore pouvoir se fondre dans le paysage sans espoir de retour.
Chaque livre de Modiano, prolongeant les harmoniques du précédent, est un "whodunit" sans cadavre, sans mobile, sans alibi, une construction mentale ne trouvant pleinement son sens que dans le rêve. Ses ombres échappées de la nuit y retournent en ne laissant pour toute trace que l’écho lointain de leurs voix au fond du jardin. Dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Modiano s’égare et nous égare. C’est douloureux. C’est délicieux. Olivier Mony