La jurisprudence sur la vie privée des hommes et femmes politiques est de moins en moins en leur faveur.
C’est ce que vient rappeler
un arrêt de la Cour de cassation, rendu le 11 juillet 2018, à propos de l’ouvrage
Le Front national des villes et Le Front national des champs, publié en 2013 par Jacob-Duvernet et signé par Octave Nitkowski, un jeune blogueur qui avait alors 17 ans – et à propos duquel il faut préciser aussi qu’il a, depuis lors, travaillé comme juriste au sein de mon cabinet d’avocats.
Le livre a été poursuivi en décembre 2013, en référé, par Steve Briois, secrétaire général du Front national et candidat à cette époque à Hénin-Beaumont (élection municipale qu’il a remportée en 2014, tout en devenant également député européen) ainsi que par son compagnon. L’essai revient sur leur homosexualité et consacre notamment un chapitre, intitulé « La flamme arc-en-ciel », aux prises de position timorées de Marine Le Pen lors du vote sur le mariage pour tous.
Vie privée, vie publique
La saisine de la justice reposait notamment sur l’article 9 du Code civil, qui encadre le respect de la vie privée, notion qui existe également dans la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, au même titre que la liberté d’expression. Et la jurisprudence a longtemps considéré que l’homosexualité appartient à la sphère de la vie privée. À ce titre, qualifier quelqu’un d’homosexuel dans un article ou dans un livre est
a priori une violation de l’article 9 du Code civil.
Le 12 décembre 2013, le Tribunal de grande instance de Paris a donné raison au couple. Mais, dès le 19, la Cour d’appel de Paris a estimé que, «
en raison de son statut de « personnalité politique de premier plan », «
le droit du public à être informé » sur Steve Briois «
prime sur le droit au respect de ce pan de sa vie privée » : «
l'évocation de l'homosexualité de M. Briois et de la supposée influence de cette orientation sexuelle sur la politique du Front national (…) est de nature à apporter une contribution à un débat d'intérêt général ».
En revanche, son compagnon, «
dont la notoriété ne dépasse pas le cadre régional », a obtenu la suppression des passages du livre le concernant. La cour de cassation, saisie à son tour, a statué le 18 mai 2015, a entériné ce point de vue.
En parallèle, l’affaire a été portée devant les juges du fond. Lesquels ont, en première instance, le 8 juillet 2015, donné raison à l’auteur. Mais la Cour d’appel infirmait cette décision, le 31 mai 2017, car la révélation de l’homosexualité de l’homme politique n’était pas «
justifiée par l’intérêt légitime du public d’être informé sur l’évolution du parti politique auquel il appartient ni proportionnée à la gravité de l’atteinte portée à la sphère la plus intime de sa vie privée ».
Vie privée vs Liberté d'expression
La Cour de cassation, dans sa décision de 2018, commence par rappeler que «
le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression revêtent une même valeur normative » et que, donc, «
il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ; que, pour procéder à la mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet de cette publication, le comportement antérieur de la personne concernée, ainsi que le contenu, la forme et les répercussions de la publication ».
Or, les magistrats soulignent qu’«
il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que se rapportent à un débat d’intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité (…). Que tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important ou encore qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé (…) ; que, si toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée (…), le fait d’exercer une fonction publique ou de prétendre à un rôle politique expose nécessairement à l’attention du public, y compris dans des domaines relevant de la vie privée, de sorte que certains actes privés de personnes publiques peuvent ne pas être considérés comme tels, en raison de l’impact qu’ils peuvent avoir, eu égard au rôle de ces personnes sur la scène politique ou sociale et de l’intérêt que le public peut avoir, en conséquence, à en prendre connaissance ».
Questions politiques
Ils relèvent surtout que «
l’ouvrage litigieux s’interroge sur les motifs de l’évolution du Front national, s’agissant, notamment, de son positionnement dans le débat relatif au mariage des personnes de même sexe et, plus généralement, de la lutte contre l’homophobie, l’arrêt énonce que, pour illustrer sa démonstration, il ne pouvait choisir de révéler l’orientation sexuelle de M. Briois en partant du principe, pour le moins sommaire, que celui-ci avait participé, du fait de son appartenance à la communauté homosexuelle, à la prise de position du parti relative au projet de loi sur le mariage pour tous ; qu’il en déduit que cette révélation n’est pas justifiée par le droit à l’information légitime du public, ni proportionnée à la gravité de l’atteinte portée à la sphère la plus intime de sa vie privée ».
Et de conclure que «
les interrogations de l’auteur sur l’évolution de la doctrine d’un parti politique, présenté comme plutôt homophobe à l’origine, et l’influence que pourrait exercer, à ce titre, l’orientation sexuelle de plusieurs de ses membres dirigeants, relevaient d’un débat d’intérêt général et que, d’autre part, M. Briois était devenu un membre influent de ce parti dans la région Nord-Pas-de-Calais ».
Les circonstances du travail politique et de mise en perspective d’Octave Nitkowski sont importantes pour comprendre cette importante décision.
Rappelons en effet, par exemple, que Florian Philippot a obtenu la condamnation de
Closer, en décembre 2014. Le magazine a été sanctionné lourdement pour avoir porté «
atteinte à la vie privée » de celui qui était alors vice-président du Front national. Le journal avait en effet publié des photographies le montrant sur sept images en compagnie d'un homme présenté comme son ami. Il s’agissait de la compagnie d'un «
journaliste de télévision » dont le visage a été flouté, ainsi que d’un cliché en couverture, avec comme titre «
Oui à l'amour pour tous »…
Outing et coming out
Le juge des référés a en effet considéré que «
même si le magazine indique que M. Philippot est l'homme le plus invité des matinales radio et télé après la patronne du FN, il est constant que sa vie privée n'était nullement notoire et que le demandeur n'a jamais entendu la révéler publiquement ». Et d’ajouter que « la révélation de l'homosexualité de M. Philippot n'a pas été faite de manière sobre et purement informative » (…).
Closer ne s'est nullement contenté d'une telle annonce, mais a fourni de nombreux détails établissant que le demandeur a fait l'objet d'une surveillance pendant deux jours, «
préjudiciable à sa liberté d'aller et de venir et attentatoire à sa vie privée », avant de noter «
un phénomène de harcèlement ».
Le magistrat a indiqué enfin que, «
en effet, après avoir retracé le déroulement de ces deux jours, ce qui montre que M. Philippot a été épié et suivi pas à pas, il est précisé que les deux amis se rendent au sauna ensemble, ce qui ne peut pas être considéré comme une information utile à un débat d'intérêt général, mais qui laisse poindre une moquerie, d'autant que cette phrase est suivie de trois points de suspension ».
Il existe donc encore une articulation subtile entre le respect de la vie privée et la liberté d’informer.