Le mensonge n'est pas le territoire de l'historien, mais il peut en tirer profit. Albert Dauzat (1877-1955) en a fait la matière de ses Légendes, prophéties et superstitions de la Grande Guerre. C'était en 1919. L'ouvrage, jamais réédité depuis, porte la marque de cette époque : une fluidité de l'écriture mais aussi une appréciation quelquefois archaïque de ces phénomènes.
Pour le reste, hormis ce petit décalage vite gommé par les notes concises de François Cochet, l'ouvrage reste assez novateur. Dauzat n'est pas n'importe qui. Ce pionnier de la patronymie française - on lui doit le célèbre Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France (Larousse, 1951) - fut directeur à l'Ecole pratique des hautes études. Il est mobilisé en 1914, pas longtemps, pour cause de santé, mais suffisamment pour saisir l'atmosphère du front et la manière dont la société en parle.
Avec une presse muselée par la censure, le non-dit devient vérité. Des journalistes cocardiers n'hésitent pas à broder sur des faits. Une situation idéale pour la "foire aux potins" et le "bourrage de crânes". Sur ce terrain, Albert Dauzat s'amuse : on a vu des anges et des saints sur les champs de bataille, les Allemands coupent les mains des petits garçons en Belgique, des centaines d'enfants ont été empoisonnés par les laiteries Maggi, etc.
Dauzat ne fait pas que répertorier les fausses nouvelles. Il veut en comprendre l'origine et la circulation. Il veut faire "oeuvre de psychologie sociale". Lucien Graux en 1920 (Les fausses nouvelles de la Grande Guerre) et Marc Bloch en 1921 (Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre) avaient bien saisi l'importance des ragots et des hallucinations collectives. Ce dernier ajoutait même qu'ils constituaient une forme de communication pour la société et qu'il fallait les prendre en compte.