A sa manière, Le charme discret de l’intestin publié pourtant chez Actes Sud, une maison connue pour son engagement en faveur de l’environnement, produit aussi ses gaz à effet de serre (GES) avec les 358 000 exemplaires vendus à ce jour en France. A raison de 1,2 kg d’empreinte carbone moyenne par livre, selon l’estimation de la société Carbone 4 pour Hachette, ce best-seller aurait émis quelque 430 tonnes d’équivalent de CO2.
C’est apparemment important, mais à mettre en perspective. Tous les livres contribuent au réchauffement climatique dont il sera abondamment question au cours des deux semaines de débat de la COP 21 : à partir de la moyenne de 1,2 kg par ouvrage, les 550 millions de titres produits en 2014 par l’édition française auraient généré 660 000 tonnes d’équivalent CO2. A titre de comparaison, le transport aérien a émis 33 fois plus de GES. Et si on considère les 492 millions de tonnes d’émissions de carbone de la France (selon le ministère de l’Ecologie), la part de l’édition ne serait de 0,13 %.
A quoi bon dès lors faire des efforts qui ne représenteront que quelques millièmes du pourcentage global ? L’Asfored, qui propose depuis deux ans parmi ses formations un module "Edition et développement durable" assuré par Jean-Marc Lebreton, a enregistré deux inscriptions pour la première fois cette année. "Mais on ne peut pas continuer à repasser sa part de responsabilité au voisin", s’inquiète Valérie Gendreau, directrice éditoriale écologie chez Buchet-Chastel. Soucieuse d’éviter le gâchis, elle demande à la Sodis de trier tous ses retours même si, pour les petites collections, le pilon immédiat serait économiquement plus cohérent.
D’abord le papier
"C’est la responsabilité des entreprises de prendre ce problème à bras-le-corps", affirme aussi Ronald Blunden, directeur de la communication d’Hachette Livre, à l’origine du bilan carbone effectué par le groupe depuis 2008, le seul dans l’édition à ce jour. La démarche est expliquée sur un site Internet dédié (Hachette-durable.fr). Le premier bilan atteste une réduction de 16 % en quatre ans. Le troisième, en cours, sera achevé au premier trimestre 2016.
Dans une tout autre dimension, loin de l’univers du premier groupe français, Terre vivante, constituée en société coopérative installée dans le Trièves, a réalisé en 2011 l’analyse du cycle de vie (ACV) d’un livre, un investissement de quelques milliers d’euros dont la synthèse est disponible sur le site de l’éditeur. "L’analyse a notamment permis de vérifier l’origine des pâtes des papiers. Sappi, qui fabrique le sien à partir de forêts en Allemagne, a ainsi été préféré à Condat, pourtant situé en France mais qui importe sa pâte du Brésil", explique Sandrine Cabrit, l’ingénieure écologue qui avait réalisé cette étude.
Le papier, responsable de 70 % des émissions de carbone de la filière livre, est le premier poste d’action possible. Le second est le transport, qui représente environ 20 % des émissions. Là, l’objectif devrait être de sélectionner des imprimeurs près des entrepôts de distribution. Ce que fait Rue de l’échiquier qui a transformé l’obligation de mention du pays d’impression en label chaleureux proclamé sur la quatrième de couverture : "Imprimé en France avec amour et passion". L’éditeur de Pourquoi attendre ? récupère aussi tous ses défraîchis, utilisés comme services de presse ou donnés à ses clients dans les salons.
Cohérence
L’engagement plus marqué de certains éditeurs dans cette cause correspond souvent à des convictions personnelles ou à la nécessité d’être cohérent pour les petites maisons qui publient des essais engagés ou des livres pratiques écologiques ; sans oublier les obligations légales ou les impératifs d’image pour les grands groupes. Depuis 2007, Editis certifie progressivement ses filiales aux normes FSC (Forest Stewardship Council, "Conseil pour la bonne gestion des forêts"). "Robert Laffont et XO sont en cours. C’est plus complet que la simple mesure du bilan carbone", indique Richard Dolando, directeur des achats du deuxième groupe d’édition français. Cet ensemble de motivations est à l’origine de la création en 2011 de la commission Environnement du Syndicat national de l’édition (SNE), sous l’impulsion d’une poignée d’éditeurs autoproclamés "écolo-compatibles".
Chasse au gaspi
Parmi les quelque 400 adhérents du SNE, "nous avons une quarantaine de membres dans la liste de diffusion, nos réunions rassemblent en moyenne 10 à 15 participants, avec des points de vue parfois vraiment différents. C’est une des commissions actives du syndicat", estime son président Pascal Lenoir, directeur de la fabrication de Gallimard. La commission a conduit plusieurs travaux sur une expérimentation d’étiquetage environnemental (beaucoup de travail pour un résultat frustrant). Elle a produit une liste de suggestions pour devenir un éditeur écoresponsable et assure une veille réglementaire environnementale pour l’ensemble des membres du SNE. C’est un réel service, tant les multiples normes et labels sont fastidieux à assimiler. A l’occasion de la COP 21, la commission a préparé un ensemble de fiches complétant cette présentation des bonnes pratiques.
La première des bonnes résolutions consiste à ne pas fabriquer plus de livres que nécessaire. Cette "chasse au gaspi", d’abord menée sous l’aiguillon de la rentabilité, s’est systématisée dans l’édition. En littérature générale, la production a baissé de 69 millions d’exemplaires depuis 2007 selon le SNE. Les grands groupes se sont convertis aux flux tendus pour réduire les stocks, et passent maintenant à l’impression à la demande. "Nous avons réduit notre tirage global de 5 millions d’exemplaires par an", précise Eric Lévy, directeur général d’Interforum, la filiale de distribution d’Editis. Hachette vient de lancer Cyclades, un service d’aide à l’estimation au plus juste des tirages. La réduction des formats d’environ 20 % dans l’édition scolaire permet aussi de diminuer la consommation de papier et donc le bilan carbone, de même que la baisse du grammage. NetGalley, qui diffuse les services de presse en version numérique, peut réduire également la consommation de papier.
Racheter ses excès
Il est possible aussi de racheter ses excès carbonés en soutenant des projets ailleurs dans le monde. "Nous arrivons à un bilan neutre avec le livre de Pascal Canfin sur la COP 21 en réservant 11 centimes du prix de vente pour financer la construction de foyers de cuisson améliorés au Mali, afin de limiter la déforestation", explique Olivier Szulzynger, cofondateur des Petits Matins. Le but est d’étendre ce test à toute la production. CPI, leader de l’impression de livres en France et en Europe, peut aussi proclamer que son site de Croydon, au sud de Londres, est zéro carbone : le groupe compense ses émissions par un programme de reboisement en Tanzanie, et investit dans Renew Porfolio, un fonds de financement d’énergie verte (éoliennes, barrages, biomasse), dont les parts sont converties en tonnes de carbone économisées.
Jean-Luc Ferrante, en phase avec ses convictions
Membre du petit groupe des éditeurs écolo-compatibles, aujourd’hui un peu en hibernation, Jean-Luc Ferrante a activement contribué au sein du SNE à la création de la commission Environnement dont il partage la vice-présidence avec Ronald Blunden. Ancien ingénieur commercial d’IBM, il a quitté l’entreprise pour se lancer dans une aventure incertaine avec sa femme, Laurence Auger, qui travaillait chez Hachette : la création en 1994 d’une maison d’édition de livres de cuisine végétarienne baptisée La Plage, par allusion au slogan qui la cherchait sous les pavés. "Nous ne nous sentions pas très bien dans ces grands groupes. Le démarrage a été très lent, avec un ou deux livres par an." La production s’est élargie à l’écologie pratique. La maison a embauché trois personnes et publie aujourd’hui une trentaine de titres par an. Cohérent avec ses convictions, Jean-Luc Ferrante imprime environ 20 % de ses livres sur du papier recyclé, sans doute un record parmi les éditeurs français. "Il y a une dimension didactique. Nous en avons utilisé plus, mais quand on veut montrer quelque chose d’un peu plus glamour et appétissant, le recyclé ne convient pas toujours, et ça demande un peu plus de travail à l’imprimeur", reconnaît-il. Décidé à partager son expérience, il s’est chargé de la rédaction de la fiche sur le sujet pour la commission Environnement.
Ronald Blunden, communicant durable
En 2007, presque immédiatement après son arrivée à la direction de la communication d’Hachette Livre, Ronald Blunden a mis en route le bilan carbone du groupe, fort du soutien du P-DG Arnaud Nourry qu’il a convaincu. "Le réchauffement climatique est un problème urgent, explique-t-il. Avec le comité de développement durable créé dans le groupe, nous avons choisi de nous concentrer sur la mesure du carbone et la réduction de ses émissions qui est le principal moyen d’action dont nous disposons." Auparavant directeur éditorial de Calmann-Lévy, une filiale d’Hachette, il venait de publier Pour un pacte écologique de Nicolas Hulot, deux ans après Le syndrome du Titanic, les deux best-sellers de la star de l’écologie.
Persuadé qu’une partie de la solution se trouve dans l’action des entreprises, il en reconnaît aussi les limites. Chaque projet de livre fait l’objet d’un double bilan, en euros et en carbone, "mais on ne peut pas exiger des éditeurs de privilégier toujours la solution la plus écologique, on peut seulement les y inciter quand c’est à prix presque équivalent". Entre 2008 et 2012, les émissions de carbone du groupe ont quand même baissé de 16 %, à 200 000 tonnes. L’empreinte carbone moyenne d’un ouvrage s’est réduite de 17 %, à 1,2 kg d’équivalent CO2. Les résultats du prochain bilan sont attendus pour février 2015.
Le recyclé, c’est compliqué
Paradoxe : le papier recyclé de bonne qualité coûte 15 à 20 % plus cher que le même fabriqué à partir de fibres vierges.
Utiliser du papier recyclé permettrait de réduire d’environ 20 % la production carbone de l’impression des livres en raison des besoins moindres en matière première, énergie et eau nécessaires à la fabrication de cette pâte par rapport à la production à partir de fibres vierges, selon Carbone 4, la société qui produit le bilan CO2 d’Hachette. Le groupe avait l’ambition d’imprimer 20 % de ses livres sur du recyclé quand il s’est lancé dans ce programme. "Nous nous sommes heurtés au manque de papier disponible", regrette Ronald Blunden, directeur de la communication d’Hachette et responsable de ce projet. En 2010, la députée UMP Fabienne Labrette-Ménager, élue de la Sarthe où est implanté Arjowiggins, avait tenté d’imposer la fabrication de tous les manuels scolaires sur du recyclé. Le SNE s’est mobilisé pour contrer la mesure, arguant que les papetiers ne pouvaient fournir les quantités nécessaires.
Quasi-monopole
"Il n’y a aucun problème de capacité en papier recyclé en France, et Arjowiggins Graphic n’est pas le seul acteur européen capable de fournir du papier recyclé", répond le producteur. Filiale du groupe français Sequana, Arjowiggins est devenu le spécialiste de cette production dont il détient un quasi-monopole en France depuis la fermeture en 2012 de Vertaris, autre producteur de recyclé basé près de Grenoble. En réalité, le problème du prix est au moins aussi important que celui de la quantité. Classé dans la catégorie des "spécialités", le Cocoon, la qualité la plus blanche des recyclés d’Arjowiggins, coûte 15 à 20 % de plus que le même papier produit à partir de fibres de cellulose vierge. "C’est vraiment trop cher. Quand Vertaris a fermé, nous avons dû arrêter d’utiliser du recyclé", regrette Marie Décamps, responsable de la fabrication de Terre vivante. L’éditeur s’est rabattu sur une qualité moindre pour sa revue et les retirages de titres pour lesquels il n’est plus nécessaire de rechercher la perfection. Le surcoût atteint quand même environ 5 %.
Arjowiggins n’a pas fourni d’explication sur ce paradoxe. Il peut s’expliquer par une faible demande en France, dont l’origine vient de la conviction que les lecteurs préfèrent un papier bien blanc. Les imprimeurs n’apprécient pas plus la fibre de récupération, qui tiendrait moins bien que la cellulose encore jamais travaillée. Le prix aggrave le problème et la demande ne décolle pas, interdisant la production en masse qui permet d’amortir les charges.
Dans les 34 propositions de son rapport sur l’industrie papetière rendu l’an dernier, le député Serge Bardy a retenu une suggestion de Richard Dolando, directeur de la fabrication d’Editis : faire imprimer non pas tous les manuels scolaires, mais ceux d’une ou deux disciplines sur du recyclé, de façon à garantir un marché au papetier, qui pourrait anticiper la production tandis que les éditeurs seraient tous à égalité. Mais cette idée semble avoir été oubliée depuis la remise de ce rapport au &bs;Premier ministre.
Papiers certifiés : le business des normes
Ruban de Möbius, Cygne nordique, Ecolabel européen, FSC, PEFC, Blue Angel… Les certifications de papier en fonction de l’origine de leurs fibres, du mode d’exploitation des forêts dont elles proviennent et du processus de fabrication de la pâte sont aussi variés que les labels ornant les portes des magasins bio.
En France, le plus utilisé et recommandé par le Syndicat national de l’édition est le Programme de reconnaissance des certifications forestières (PEFC, dans la version anglaise du sigle), devant le Conseil pour la bonne gestion des forêts (FSC). Le premier a été créé par les forestiers européens. Le second est géré par des exploitants du bois, des représentants sociaux et des organisations écologistes, dont le WWF.
Le logo du FSC et la rigueur qu’il symbolise sont considérés comme le principal rempart contre l’exploitation sauvage des forêts en Asie et en Amérique du Sud. Les papiers certifiés FSC sont un peu plus chers. Editis s’est fait certifier FSC. Ces labellisations sont payantes, ce que regrettent les imprimeurs et papetiers, premiers concernés, qui doivent souvent les prendre toutes.