Le juge Denny Chin, de la Cour du Southern District of New York, vient de rendre une décision longue de 48 pages, aux termes de laquelle il refuse d’approuver l’accord transactionnel né de l’ASA (Amended Settlement Agreement), négocié entre Google et divers acteurs de l’édition américaine. La Cour était saisie en vertu de la règle 23 de procédure civile fédérale pour juger de l’opportunité d’entériner l’ASA, issu d’une class action contestant la numérisation de livres et l’affichage de snippets (extraits des textes) lors de la recherche en ligne. Après un interminable délibéré, le magistrat a estimé que l’ASA n’était ni juste, ni adéquat, ni raisonnable. Et les éditeurs français, comme les autorités hexagonales, de se réjouir, à coups de communiqués de presse hâtifs, de cette apparente défaite de Google. Une exégèse plus attentive et une meilleure appréhension des conséquences à moyen terme de la décision du 22 mars aurait permis de modérer des enthousiasmes certes bien intentionnés, mais hélas fort candides. Rappelons au préalable les éléments clés de cette affaire aux répercussions planétaires. Originellement, en 2004, Google annonce qu’il a conclu des accords avec plusieurs grandes bibliothèques pour numériser des livres et autres écrits de leurs collections. Depuis, Google a scanné plus de 12 millions d’ouvrages.... et créé une base de données électronique de livres ainsi qu’un processus de mise à disposition pour la recherche en ligne. Selon Google, les avantages sont nombreux : les bibliothèques, écoles, chercheurs et populations défavorisées auraient accès à plus de livres ; la numérisation faciliterait la conversion des livres en braille et formats audio ; les livres anciens - dont beaucoup sont en train de s’étioler, enterrés dans des rayonnages de bibliothèques - seraient préservés et feraient l’objet d’une nouvelle vie, etc. Et les auteurs et éditeurs en bénéficieraient puisqu’un nouveau public se créerait avec, au final, de nouvelles sources de revenus. Las, des millions de livres scannés étaient encore sous copyright et Google s’était dispensé de toute autorisation au regard de la propriété intellectuelle. En conséquence, en 2005, certains auteurs et éditeurs américains ont diligenté une class action pour atteinte au droit d’auteur, exigeant à la fois des dommages et intérêts et l’arrêt de la numérisation à tout va. Google a répliqué sur le fondement du Fair Use en vertu du § 107 du Copyright Act. Les parties se sont ensuite engagées dans des « enquêtes préalables » (communication de documents) et, à l’automne 2006, ont commencé des négociations. Le 28 octobre 2008, après de longues discussions, les protagonistes ont déposé un premier projet d’accord transactionnel, qui a été provisoirement approuvé par le Juge John E. Sprizzo, le 17 novembre 2008. Le compte-rendu de l’accord a déclenché des centaines d’« objections ». C’est pourquoi les négociateurs ont entamé de nouvelles discussions sur d’éventuelles modifications à apporter. Et le 13 novembre 2009, les parties ont signé l’ASA, avant de déposer une requête pour son approbation finale. Le juge Denny Chin a alors entériné un « ordre provisoire d’approbation », le 19 novembre 2009. Puis la Cour a tenu une audience sur le caractère équitable de l’ASA le 18 février 2010, il y a donc plus d’un an... Il faut dire que l’ASA en tant que tel est un document complexe, de 166 pages, sans compter les annexes… Aux termes de ce texte, Google est notamment autorisé à continuer de numériser des livres et des insertions, à vendre des abonnements à une base de données de livres numériques, à vendre en ligne l’accès pour chaque livre et à vendre de la publicité sur les pages des livres. Les droits accordés à Google ne sont heureusement pas exclusifs ! En contrepartie de cet immense jackpot, Google doit verser aux titulaires de droits 63 % de toutes les recettes provenant de ces utilisations, et celles-ci sont distribuées conformément à un plan d’allocation et de procédures auteur-éditeur (« Plan of Allocation and Author-Publisher Procedures » ). Par ailleurs, l’ASA met sur pieds un « Registre » de droits du livre (« The Registry ») qui maintient une base de données des titulaires de droits. Et le même Registre administre les répartitions des recettes. Il est géré par un Conseil composé en nombre égal de représentants d’auteurs et d’éditeurs. Google abonde la cagnotte de départ avec un versement de 34,5 millions de dollars. Concernant les livres et insertions numérisés avant le 5 mai 2009, Google verse 45 millions de dollars pour l’établissement d’un Fonds permettant un paiement d’au moins 60 dollars par ouvrage principal, 15 dollars par insertion entière et 5 dollars par insertions partielles, pour lesquelles au moins un titulaire de droits a enregistré une requête valable avant un certain délai. Pour les œuvres prises en compte par l’ASA, Google laisse au Registre 70% des recettes nettes – et non brutes…-provenant de la vente et de la publicité, d’ores et déjà amputées d’une déduction de 10% pour les coûts d’exploitation de Google. Le bât blesse vraiment lorsqu’il est disposé que le Registre distribuera un maximum de 300 dollars par ouvrage principal, 75 dollars par insertions entières et 25 dollars par insertions partielles (texte partiel). Ces montants laissent songeur au regarde des enjeux économiques, du nombre d’ouvrages concernés, du chiffre d’affaires du géant américain et du public potentiel. Les titulaires de droits peuvent exclure leurs livres de certaines ou de toutes les utilisations énumérées et peuvent donc retirer leurs livres de la base de données… dès qu’il est « raisonnablement possible » de le faire dans un délai de trente jours. À tout moment, les titulaires de droits peuvent demander à Google de ne pas numériser des livres non encore numérisés et Google mettra en œuvre des « efforts raisonnables » pour ne pas numériser ces livres… De même, l’ASA oblige le Registre à faire des « efforts commercialement raisonnables » pour identifier les titulaires de droits. Bref, tout cela est très « raisonnable », mais on sait bien que les obligations de moyens en droit d’auteur n’engagent que ceux qui y croient… Les fonds non réclamés après cinq ans « peuvent » (sic) être utilisés, en partie pour couvrir les frais de localisation des titulaires d’œuvres non réclamées. Après dix ans, les fonds non réclamés « peuvent » être distribués aux œuvres de bienfaisance relatives à la littérature. L’ASA distingue entre les livres en librairie et les autres, non disponibles dans le commerce. L’ASA donne le droit à Google de faire usage « sans présentation » des livres dans le commerce. Google peut afficher les livres qui ne sont pas disponibles dans le commerce sans l’autorisation expresse des titulaires de droits des livres, mais sa prérogative de le faire cesse si un titulaire de droits se manifeste. Vive la contrefaçon des œuvres dont les titulaires ne sont pas partie à l’accord ! Environ cinq cents mémoires ont été déposés, commentant l’ASA et l’accord transactionnel originel. La grande majorité était opposée à l’ASA, les griefs émanant aussi bien des écrivains américains de Science Fiction et Fantastique que de la Société Américaine de journalistes et d’auteurs, tout comme de certains éditeurs étrangers. Deux des principaux concurrents de Google, Amazon et Microsoft se sont également opposés à l’ASA au motif que celui-ci porterait atteinte à l’Autorité Constitutionnelle du Congrès concernant le droit d’auteur. Ils soutiennent, en outre, que les dispositions de l’ASA relatives aux « œuvres orphelines » auraient pour effet involontaire de transférer les droits d’auteur en violation du Copyright Act. Sans oublier de mentionner, bien entendu, leurs propres intérêts en droit de la concurrence. Bref, la peste s’insurge publiquement contre le choléra. Passons sur la protection du respect à la vie privée : le Centre pour la Démocratie et la Technologie et le Centre d’information et de protection électronique s’indignent de la collecte d’informations par Google sur les lectures et intérêts d’utilisateurs identifiables ; comme si Google avait jusqu’ici parfaitement ignoré cet enjeu stratégique majeur dans ses autres fonctionnalités… Mais surtout, des auteurs étrangers font valoir que l’ASA, qui exclue de son champ les œuvres non américaines, pourrait violer le droit international, privilégiant par ailleurs les titulaires américains, alors que beaucoup d’ouvrages numérisés à partir des fonds des bibliothèques universitaires le sont dans des éditions en langue autres que l’anglais. Le juge a donc exigé des parties qu’elles envisagent une révision de l’ASA. Et Google a immédiatement interjeté appel de la décision. La sarabande est repartie pour un tour de plusieurs années. Sept ans après le début des hostilités, les éditeurs et leurs auteurs sont toujours englués dans une procédure sans fin, qui permet à Google de continuer à peaufiner sa machine de guerre. Pour revenir un jour, en position ultra-dominante, imposer un accord à la communauté du livre, incapable par ailleurs de s’organiser techniquement et financièrement pour financer une contre-offensive. Il n’est qu’à regarder les errements, depuis bientôt une décennie, des projets de grande bibliothèque numérique européenne pour comprendre qui sortira vainqueur de cette course en apparence judiciaire.