Livres Hebdo : On connaît vos essais, en tant que sociologue, sur le complotisme ou l’influence des écrans sur nos facultés cognitives, pourquoi ce choix d’un texte personnel sur vos origines sociales ?
Gérald Bronner : Pour une fois, je n’ai pas choisi mon sujet. C’est Alexandre Lacroix, qui dirige les pages de Philosophie Magazine mais également cette collection très particulière « Les grands mots » aux éditions Autrement, mêlant l’analyse au récit autobiographique, qui m’a proposé d’écrire sur ce thème des origines. Quoique je ne me sois jamais caché de venir d’un milieu très populaire, jamais je n’ai voulu me faire le porte-drapeau voire l’emblème d’une condition sociale particulière. D’habitude, je suis assez pudique et peu enclin à la confession, à tel point que j’ai failli plusieurs fois abandonner, et l’aurais fait sans l’insistance de Guillaume Erner des Matins de France Culture à qui je racontais mon projet d’écriture à l’occasion d’un déjeuner et qui m’a dit que j’étais tout à fait légitime à traiter d’un tel sujet…
D’autres, pourtant, comme Annie Ernaux ou Édouard Louis, en ont fait une œuvre…
Certes mais je voulais ni « venger ma race » ni accuser quiconque. Outre le fait que cela remuait en moi des choses profondes, j’avais peur de n’être pas sincère. Définir ce que l’on est une quête universelle mais l’identité demeure une énigme. En revanche dans cette quête de soi, on peut commettre des erreurs et rentrer dans des impasses narratives, je voudrais aider le lecteur à éviter de s’y engager. L’impasse la plus classique consiste à chercher une cause unique qui éclairerait notre personnalité, l’origine des choses dont découlerait l’entièreté de notre être. Pour cette raison, je combats les idéologies car une des caractéristiques des idéologies c’est de rabattre la complexité du réel sur une seule variable. Une seule variable, même juste, n’éclaire qu’une seule facette.
Vous décrivez une tendance idéologique qui a un biais pour les victimes. Et même pour des victimes qui ne le sont plus…
L’exaltation de la douleur fait penser à la figure du Christ. Elle se décline aujourd’hui au croisement d’une catégorie sociale : les « transclasses », ces transfuges de classe qui accèdent à une classe sociale supérieure à leur milieu d’origine. Au lieu de s’appuyer sur leurs points forts – leur résilience dans l’adversité, le nomadisme social, cette « dé-coïncidence » comme dirait François Jullien, qui leur permet de faire un pas de côté et d’être sans doute plus lucide – certains transclasses mettent en avant ces désavantages rencontrés au début de leur existence au point d’en faire un récit d’exaltation. Ce dolorisme trouve sa source dans la sociologie de Pierre Bourdieu, lui-même un transclasse, et dont, me semble-t-il, les micro-humiliations qu’il a dû essuyer du fait de ne pas appartenir à la classe des dominants ont été d’une certaine manière la matrice de sa pensée.
Ce dolorisme ne provient-il pas aussi de l’ADN égalitaire français qui supporte mal l’idée de hiérarchie, voire de mérite ?
Les Français, selon les enquêtes, croient au contraire beaucoup au mérite. L’effort, le travail, la dignité sont des valeurs encore vives parmi les classes populaires. Cet égalitarisme qui rencontre une forme de victimologie domine plutôt dans une certain élite des commentateurs qui applique ce que Bertrand Russell appelle « le sophisme de la vertu supérieure des opprimés. »
Mais au vu des inégalités de chance à la naissance n’est-il pas normal de ressentir du scepticisme vis-à-vis de la méritocratie ?
Le mérite n’est pas une condition nécessaire à la réussite : un héritier sera dopé, et avec trente mètres d’avance, dans la course ; pas plus qu’une condition suffisante : on a beau avoir du mérite, on ne réussit pas forcément. De plus, le problème de la méritocratie c’est qu’elle se fonde sur une seule variable : le diplôme, et à l’intérieur du diplôme seules les mathématiques sont valorisées. Or la virtuosité des individus est diversement répartie dans la société, mais pas reconnue de la même manière. Le diagnostic pour réparer une chaudière ou une voiture nécessite les mêmes opérations mentales que celui requis par un médecin, par exemple. Alors oui la méritocratie est une fiction, car elle ne tient pas ses promesses. Mais quelle alternative à la méritocratie ? Le fatalisme social qui condamne ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale d’y rester ! Il peut provoquer des prophéties auto-réalisatrices, j’en donne des exemples dans le livre. C’est une question politique essentielle.
Gérald Bronner, Les origines : Pourquoi devient-on qui l’on est ?
Parution le 25 janvier aux éditions Autrement, « Les grands mots », 190 p., 19 €