« La honte est l'affect majeur de notre temps. On ne crie plus à l'injustice, à l'arbitraire, à l'inégalité. On hurle à la honte. » Mais comment la honte est-elle devenue un sentiment révolutionnaire ? C'est le sujet de cet essai précieux et audacieux qui circule habilement dans la notion en empruntant tous les chemins de traverse, ce qui le rend bien plus stimulant pour l'esprit qu'une simple approche universitaire.
Car la honte ne s'apprivoise pas facilement. Il faut en premier lieu la détacher de sa gangue de culpabilité. Il est nécessaire de ne pas craindre la honte comme un sentiment qui affaisse, celui que Rousseau dans ses Confessions ressent en accusant une domestique de vol pour ne pas avouer son propre forfait. Il faut au contraire s'en saisir comme d'une force en la rejetant sur ceux qui commettent des injustices. C'est leur jeter notre honte pour qu'ils se sentent honteux. Mais cette passion, comme la tristesse, devient alors un moteur pour avoir envie d'agir. Pour cela, la honte doit se détacher des remords. Elle doit s'assumer comme telle.
Shaming
Il y a chez Gros comme chez Machiavel la volonté de retourner le concept comme un habit, comme un sentiment réversible dont on ne présenterait plus l'extérieur, mais l'intérieur. Voici ma honte, et vous en êtes responsable ! Normalien, professeur à Sciences Po Paris, il démontre en quoi ce sentiment est politique et subversif. La honte, explique-t-il, incite à ne pas accepter l'inacceptable. La honte n'est plus bue, elle est crachée. Elle change de camp et devient un cri de rage qui « vise les bourreaux, les violeurs, les incesteurs, mais aussi les politiques cyniques, les patrons corrompus, les milliardaires insolents. »
Mais il y a le danger d'une honte qui se répand comme une traînée de poudre dans les réseaux sociaux, cette honte que l'on vomit sur les autres pouvant prendre l'aspect de la haine. « La honte numérique vous survit, en mourir n'est même plus une métaphore. » Ce « composé de tristesse et de rage » est donc à manier avec prudence, d'où l'utilité de cet essai de philosophie morale qui s'appuie autant sur les penseurs que sur les écrivains, ces derniers ayant compris mieux que nuls autres les murmures de la honte.
Indignés
Éditeur de Michel Foucault dans « La Pléiade », Frédéric Gros observe les sensibilités du temps qu'il analyse avec finesse. Dans Marcher, une philosophie (Carnet Nord, 2009) qui reparaît dans une édition illustrée chez Albin Michel au même office, il expliquait cet engouement pour la randonnée pédestre. Avec La honte est un sentiment révolutionnaire, il prolonge la réflexion de Désobéir (Albin Michel, 2017) sur les formes retrouvées de rébellion. Loin des livres de développement personnel qui promettent le retour de l'estime de soi, celui-ci incite à replonger en soi pour retrouver l'énergie, non pas du désespoir, mais d'une forme d'indignation. Pas cette indignation posture, non, cette indignation qui s'impose comme le miroir des indignités dans lequel les autres vont se voir.
La honte est un sentiment révolutionnaire
Albin Michel
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 18 € ; 234 p.
ISBN: 9782226445797