Journal du confinement

Flore Roumens : “seule avec Lacan”

Flore Roumens - Photo DR.

Flore Roumens : “seule avec Lacan”

Seizième  épisode du « Journal du confinement » de Livres Hebdo, rédigé à tour de rôle par différents professionnels du livre. Aujourd'hui Flore Roumens, éditrice au Seuil, en charge du fonds.

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Par Michel Puche,
Créé le 03.04.2020 à 21h01

« Je m’appelle Flore Roumens, je travaille au Seuil depuis une grosse quinzaine d’années. Longtemps pour la collection « Fiction & Cie », et désormais éditrice en charge du fonds. Mon travail discret est d’analyser le catalogue et de faire en sorte de le rendre disponible pour tout un chacun. Je suis confinée dans le Sud de la France, on a connu pire, hein ?

Les librairies fermées, les éditeurs ont décalé leurs offices et nous sommes au Seuil tous touchés par du chômage partiel depuis jeudi 26 mars. La sensation d’être loin, très loin, s’accentue. Que font mes collègues, à quoi pensent-ils, comment s’occupent-ils ? Pour garder le lien, des initiatives émergent, ici et là : un peu de musique dans chaque communication de Pierre Hild, le directeur commercial, des propositions du webmarking à tous les salariés pour continuer de faire vivre nos livres sans les libraires (qu’on salue bien). Je regarde les bibliothèques qui m’entourent, je ne suis pas chez moi, rayons Psy extrêmement bien fournis, tout ce que je n’ai jamais lu, à part un peu de Dolto, comme tout le monde. Bon sang, c’est peut-être le moment de m’atteler à Lacan ? L’intégrale est là, en vingt-trois tomes, avec ses couvertures improbables ; je tourne autour, comme un chat, l’air de rien.

« Je vais péter un boulard »

En plus du chômage partiel, j’ajoute 40% de congés payés que je vais perdre si je ne les pose pas avant fin mai. Je suis donc au travail à 10%, c’est surréel presque. Au début, on se dit formidable, je vais m’atteler à Lacan ou à Fernand Deligny, même pas peur. Mais la vérité c’est que si je reste trop longtemps les yeux dans le vide entre deux pages, à penser aux chiffres d’affaires en chute libre de la chaîne du livre, les problèmes démoniaques que ça va entraîner, les risques pour nos emplois, je vais péter un boulard, comme on dit par ici.

Et puis que faire de mes dix doigts qui sont d’ordinaire occupés à pianoter, à tenir un stylo, un téléphone ou des piles de livres ? Mais c’est bon sang bien sûr ! Je m’inscris sur un coup de tête à https://desbraspourtonassiette.wizi.farm/. Voudra-t-on de mon profil d’urbaine intello pour la cueillette des fraises ou des asperges ? Pour moi, il n’y a pas de sot métier et j’aimerais mieux être dehors par ce beau temps. Et puis nous, les éditeurs, sommes dans le faire. Pour satisfaire les auteurs, nous sommes des débrouillards inventifs, et contrairement aux idées reçues – on nous imagine bien souvent seuls avec nos manuscrits, ce qui ne représente qu’une partie de notre temps –, nous courrons d’un côté et de l’autre pour tenir les offices, trouver le bon papier, la bonne image ou le bon titre, discuter avec les auteurs, les préparateurs, les graphistes, les juristes, les correcteurs, les fabricants, les commerciaux, les attachées de presse, les cessionnaires, les agents, les libraires, bref, nous travaillons en équipe et sommes multi-tâches.

Et là, tout à coup, patatras. Seule avec Lacan, ce monstre sacré, si j’arrive au bout des vingt-trois tomes d’ici la fin de cette béance, je me décernerai à moi-même et pour moi seule la mention spéciale « Endurance » du prix Survivre au confinement, dont je serai l’unique membre du jury, nommée ad vitam, of course. »

Et vous ? Racontez-nous comment vous vous adaptez, les difficultés que vous rencontrez et les solutions que vous inventez en écrivant à: confinement@livreshebdo.fr

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