«Notre objectif est de surveiller tous nos livres numériques, mais également les titres uniquement disponibles en édition papier s’il nous a été signalé qu’une version scannée circule sur Internet », explique Arnaud Robert, directeur juridique d’Hachette Livre. Le numéro un de l’édition française a confié cette veille à MarkMonitor, une société spécialisée dans la traque aux contenus piratés. Tous ses ebooks sont également vendus avec un système de DRM qui doit bloquer leur diffusion non autorisée. Loin de ce contrôle rigoureux, Jean-François Gayrard, cofondateur de Numeriklivres, estime au contraire que « la meilleure façon de combattre le piratage, c’est finalement de ne rien faire ». « C’est une plaie, et c’est encore pire pour un éditeur uniquement numérique, qui ne peut compter que sur ce support », reconnaît pourtant l’éditeur spécialisé dans la littérature de genre. Ses ventes, qui frôlent les 100 000 euros en 2013, trois ans après le lancement de la maison, l’ont finalement rassuré. « On faisait notre petite police, mais je n’interviens plus sur les blogs, ça excitait les 2 ou 3 % d’agités qui veulent tout partager », soupire Jean-François Gayrard, qui n’utilise pas non plus de DRM.
L’usage de ce verrou technique ne fait pas l’unanimité, au moins en France. « C’est cosmétique, ça ne sert à rien », balaie d’un revers de main le P-DG de La Découverte, François Gèze. L’inefficacité d’ACS4, le système d’Adobe très utilisé en dépit de ses imperfections, est toujours invoquée par ses opposants, qui attendent la solution du consortium Readium. « Le commun des mortels ne pirate pas, et celui qui veut le faire y parviendra de toute façon, ajoute Laure Leroy, directrice de Zulma. Et le prix est disproportionné par rapport aux recettes : nous avons vendu 20 000 exemplaires papier du Peintre d’éventail d’Hubert Haddad, mais seulement 400 en version numérique », remarque-t-elle. Claire Deslandes, directrice éditoriale chargée du numérique chez Bragelonne, qui réalise 7 % de son activité avec le numérique, mais n’utilise pas non plus l’ACS4, explique : « Nous avons toujours vendu la pleine propriété du livre, et nous faisons de même avec le numérique. » Peu convivial, le système d’identification d’Adobe suppose en effet une restriction d’usage. « Une contrainte qui incite les clients payants et honnêtes à se tourner vers les plateformes de piratage », affirme même Frédric Toutain, l’attaché parlementaire d’Isabelle Attard, la députée écologiste qui redéposera son amendement contre les DRM. L’Assemblée nationale l’avait approuvé avant de vite l’annuler.
« Tous nos livres numériques sont avec DRM, car c’est le seul moyen de lutter contre le piratage social, tout un chacun pouvant envoyer un fichier à tout son réseau », plaide en revanche Alexis Esménard, directeur du développement numérique d’Albin Michel (4 % du CA en numérique). Au demeurant, « la plupart des auteurs majeurs l’exigent par contrat », rappelle, chez Gallimard, Eric Marbeau, responsable des partenariats et de la diffusion numérique. La directrice du développement numérique d’Editis, Nathalie Mosquet, confirme que « les agents littéraires anglo-saxons y sont très sensibles, et demandent cette protection ». Terry Pratchett, écrivain britannique de fantasy espiègle, ne rigole pas avec le sujet : sa célèbre série du Disque-monde est bien « DRMisée », même si son éditeur, L’Atalante, et son distributeur, Immatériel.fr, auraient préféré le contraire.
Enjeu pour les best-sellers.
Pour certains acteurs du secteur, le numérique ne génère encore presque aucun revenu, et le piratage est un non-sujet. « Sur les redditions des comptes des auteurs que nous représentons, les droits ne dépassent pas 20 à 30 euros en littérature, et un peu plus en policier », constate Laure Pécher, de l’agence littéraire Astier-Pécher. En revanche, chez Lattès, une des maisons du groupe Hachette, si le numérique est encore minoritaire en pourcentage, il devient important en valeur absolue pour les best-sellers. Inferno, le dernier roman de Dan Brown, très piraté, a atteint en numérique 36 000 exemplaires vendus (5 % des ventes papier), et la biographie de Steve Jobs 18 000 exemplaires (9 % du papier). Surtout, la trilogie Fifty shades s’est vendue à 220 000 exemplaires en numérique, soit 6 % des 3,7 millions d’exemplaires du papier, indique Laurent Laffont, directeur éditorial. « Nous avons eu beaucoup de soucis avec ce titre, qui a été très contrefait, précise-t-il. On sent que les gens sont à vif sur les best-sellers. »« Il y a une forte adéquation entre les niveaux de vente et de piratage », confirme Arnaud Robert chez Hachette. Pour le groupe, sa surveillance sans relâche relève d’un « service que nous estimons devoir rendre aux auteurs. C’est aussi une manière de répondre à leurs inquiétudes », déclare le directeur juridique du groupe à propos du système MarkMonitor. « La société scrute le Web en permanence, par exemple à la recherche de liens pointant vers des fichiers illégaux, et demande à l’hébergeur de les désactiver. Les fichiers sont toujours présents quelque part sur des serveurs, mais un contenu sans lien n’est pas visible sur Internet, et donc n’existe pas », explique-t-il. Diffusé et distribué par Hachette, Albin Michel utilise également MarkMonitor pour tous ses livres numériques, soit 3 000 références. En général, les sites alertés désactivent les liens contrevenants, de même que Google les déréférence de son index lorsqu’ils lui sont signalés, mais l’action doit être renouvelée en permanence. Google indique avoir reçu près de 88 000 demandes de déréférencements de liens d’Hachette Livre en 2013.
« Nous avons des relevés qui nous indiquent l’activité de MarkMonitor, mais cela reste trop automatisé alors que le problème est grave dans le manga », s’alarme Alain Kahn. Le P-DG de Pika, filiale manga d’Hachette, souhaite s’occuper plus directement de cette traque, car selon lui, le scantrad, traduction piratée des mangas dès leur publication au Japon, est à l’origine du recul du marché depuis deux ans (- 8 % en volume à fin octobre 2013 selon Ipsos), et explique en partie les problèmes de Virgin et de Chapitre. « Le manga est souvent le premier accès à la lecture et à la librairie pour des adolescents, notamment des garçons », insiste-t-il, considérant que c’est un combat fondamental pour la survie du secteur.
De son côté, Editis utilise les services d’Attributor, qui fait le même travail que MarkMonitor, mais nombre d’éditeurs se chargent eux-mêmes des demandes de retraits. « Nous identifions l’hébergeur avec Whois, l’annuaire des noms de domaine, et nous obtenons en général satisfaction, explique par exemple Matthieu Raynaud, responsable commercial du développement numérique chez Volumen, mais le lien réapparaît souvent sur un autre site », déplore-t-il. Chez Gallimard, c’est le service juridique qui se charge de l’envoi des mises en demeure.
Jusqu’au procès.
D’autres éditeurs comptent sur le contrat cadre négocié par le SNE avec Hologram Industries, une société française qui a aussi développé un service de recherche de contenus piratés. « C’est un puits sans fond », constate Philippe Ostermann, directeur délégué de Dargaud, qui a prévu de confier la surveillance de son catalogue à cette entreprise. « Nous collectons auprès des éditeurs les données et les contenus nécessaires au démarrage de la plateforme. Nous pensons être prêts fin janvier, avec un premier ensemble de 9 000 livres, puis 12 000 ensuite », explique Marc Pic, directeur technique pour les activités digitales d’Hologram Industries, qui travaille aussi pour d’autres secteurs. « Le piratage du livre reste un phénomène marginal par rapport à la vidéo ou même la presse », nuance-t-il. L’économie du piratage repose sur la publicité, et donc le nombre de visiteurs. Les sites pirates demandent d’ailleurs à l’internaute utilisateur d’un logiciel anti-pub de le désactiver ! Pour un pirate professionnel, un best-seller n’est qu’un moyen d’attirer du trafic, et le pouvoir d’attraction des grandes séries télévisées ou des blockbusters américains est bien plus puissant. TorrentFreak, « site d’information dédié au partage de fichiers », publie des classements des séries et des films les plus piratés, mais ne prend pas cette peine pour les livres.Pour conserver cette demande dans les circuits légaux, il est surtout indispensable de proposer l’offre la plus large possible, selon l’ensemble des éditeurs inspiré par l’expérience de la musique (voir ci-dessus). « Les livres les plus piratés sont ceux qui n’ont pas de version numérique », remarque Claire Deslandes. « Nous les trouvons en scans de mauvaise qualité, comme il existait autrefois des films pris clandestinement en salle de cinéma dans de mauvaises conditions », constate aussi Maylis Vauterin, responsable de l’offre numérique chez Viviane Hamy, l’éditrice de Fred Vargas. Il ne sert donc à rien de ne pas produire d’ePub avec l’idée de compliquer la tâche d’éventuels pirates. Le piratage de la série Harry Potter a au contraire baissé de 25 % lorsque les versions numériques ont été téléchargeables (avec un tatouage, mais sans DRM) sur Pottermore.com, selon son P-DG d’alors, Charlie Redmayne. « Il faut élargir l’offre avec des fichiers de qualité, qui sortent bien sur tous types d’écran », insiste Maylis Vauterin. En BD, le secteur le plus piraté, plusieurs éditeurs ont ainsi lancé Izneo, plateforme de distribution et site de lecture en streaming, à des prix assez bas afin de limiter l’intérêt des fichiers piratés à la qualité incertaine, souligne Philippe Ostermann. L’édition avance toutefois avec prudence : des prix très bas videraient les librairies au profit des leaders du numérique, Amazon en tête.
Ce travail sur l’offre n’empêche pas le secteur de réagir avec fermeté lorsque les autres recours ont échoué. Face au Team Alexandriz, le site francophone qui a longtemps nargué les éditeurs, le SNE et 6 groupes d’édition ont finalement porté plainte. L’enquête a suivi son cours, la police a réussi à identifier des membres de l’équipe se revendiquant d’une diffusion libre du livre numérique. Ils ont fait un peu de garde à vue et ont interrompu depuis juin dernier leurs publications. Même s’ils ne veulent pas donner de publicité à cette affaire, d’autant que l’instruction n’est pas bouclée, les éditeurs comptent bien que ce cas emblématique ira jusqu’au procès. <
L’offre légale dissuade le piratage
Une étude comparative sur les téléchargements de livres, de musique et de films souligne l’enjeu d’une offre payante riche et diversifiée pour contrer le téléchargement illégal.
A priori effrayante pour les éditeurs de livres qui se lancent à leur tour dans la diffusion numérique, l’expérience des producteurs de musique pourrait finalement se révéler porteuse d’espoir. Dans ce secteur, la visibilité des plateformes légales dépasse à présent celle de l’offre illégale, selon une étude de l’EMNS (Ecole des médias et du numérique de la Sorbonne) récemment publiée (1). Trois chercheuses ont analysé les résultats de requêtes sur Google portant sur les best-sellers dans le cinéma, la musique et le livre - dans ce dernier cas, la liste de référence est le classement Ipsos/Livres Hebdo des 50 meilleures ventes de l’année 2012. Dans la musique, un internaute cherchant un des 50 singles les plus demandés « trouvera l’offre légale, qu’il oriente sa recherche vers le légal ou, de manière plus surprenante, vers l’illégal », constatent les auteures.
Les trois chercheuses ont imaginé trois types de requêtes : juste sur le titre et neutre ; orientée vers une intention d’achat, donc légale ; ou encore avec la volonté de trouver un contenu gratuit, donc illégale. Elles ont comparé les résultats affichés sur la première page de liens de Google les plus souvent cliqués. Pour le livre, « un tiers du catalogue n’est pas disponible en offre légale pour l’internaute qui oriente sa recherche vers le légal ». Celui-ci trouvera dès lors autant de liens piratés que de sites légaux, bien qu’il indique vouloir accéder à ces derniers. En revanche, s’il oriente sa recherche vers des fichiers illégaux, il trouvera facilement 45 des 50 titres de la liste de Livres Hebdo.
En musique, l’internaute trouvera aussi les versions piratées, mais les liens sont plus éloignés et plus rares dans la page de résultats. Dans le cinéma, où l’offre légale est disponible sur Internet après un délai de quatre mois pour protéger l’exploitation en salle qui fait la carrière d’un film (comme les ventes en librairie pour un livre), la situation est inverse : « plus de la moitié du top 50 n’est pas disponible légalement » pour l’internaute vertueux. En revanche celui qui recherche la version gratuite la trouvera pour 48 des 50 films du classement.
« L’offre légale souffre moins d’un problème de visibilité sur les moteurs de recherche que d’un problème de disponibilité sur les plateformes », résume l’étude qui souligne que l’offre est désormais mieux organisée dans la musique. Pour le livre, Amazon domine largement dans les résultats, selon l’enquête, qui compare aussi la pertinence et la facilité d’utilisation de cinq sites commerciaux et de cinq sites pirates. <
(1) Télécharge-moi si tu peux : musique, film, livre, par Anna Bernard, Mathilde Gansemer, Jessica Petrou, sous la direction de Joëlle Farchy et Cécile Méadel, Presses des Mines, « Les cahiers de l’EMNS », 2013, 15 euros. ISBN : 978-2-35671-057-4.