Entretien

Spécialiste de la question du care en France, la philosophe revient avec une cinquième édition de son ouvrage phare, L'éthique du care, publiée dans une version revisitée en janvier dans la collection « Que sais-je? » aux Presses universitaires de France. 

En quoi l'éthique du care est-elle un courant de pensée en prise avec l'actualité ? 

L'éthique du care commence avec un livre de Carol Gilligan, en 1982, dont la thèse fait l'effet d'un boomerang : les femmes auraient une autre manière de penser la morale que les hommes. Elles seraient plus attentives aux autres, plus à l'écoute et par voie de conséquence, plus prêtes à assumer des métiers de soin. Il s'agit en même temps d'aller à contre-courant d'une idéologie néolibérale qui se structure autour de la responsabilité individuelle (les pauvres doivent se débrouiller par eux-mêmes) et de l'éloge de la performance économique. Pourtant, l'éthique du care vient rappeler une vérité : les croisades conquérantes des uns ne sont possibles que parce que d'autres, des femmes mais aussi des gens qui ont besoin d'un gagne-pain ou des immigrés, se portent garants des tâches de soin (des enfants, des personnes âgées, des individus entrepreneurs, etc.). Elle met en avant aussi la nécessité de renouveler l'État social face aux nouvelles formes de vulnérabilité, qu'elles soient vitales, sociales ou environnementales. De nouveaux groupes sociaux, de nouvelles formes d'exploitation des individus sont ainsi analysées dans le cadre d'une lecture marxiste des structures de pouvoir avec Joan Tronto. 

Où en sont les politiques du care en France à ce jour ?  

De nouveaux populismes oligarchiques et néolibéraux, préconisent un « prendre soin » sélectif ; soit incarné par des services à la personne les plus individualisés possible, soit réservé aux nationaux, ce qui, dans les deux cas, risque d'aggraver les différences d'opportunités de vie. On peut parler de crise du care parce que de nombreuses sphères de vie qui n'étaient pas nécessairement privatisées le deviennent et des structures pourtant excellentes, ouvertes à tous, qui mériteraient d'être renforcées, se trouvent déstabilisées (comme l'hôpital, l'université, les services sociaux). L'éthique du care est foncièrement démocratique au sens où elle croit que le soutien et l'éducation apportés aux moins favorisés, aux êtres humains considérés comme « différents » ou « minoritaires », renforcent le lien social et peuvent permettre de constituer une communauté des valeurs. Par ailleurs, dans un monde qui renforce les logiques binaires et donne aux personnalités autoritaires de nouveaux moyens d'action planétaires, l'éthique du care rappelle le poids des contextes, des situations et des résistances locales : le soin contient un rapport au sensible, à la matérialité des relations et aux compétences que l'univers politico-médiatique, vertical et sensationnel, ne peut pas faire disparaître. 

Comment la culture peut-elle prendre soin ? Quelles initiatives est-il possible de mettre en place pour prendre soin dans les établissements culturels ? 

Une culture qui prend soin est réparatrice. Certes, cette perspective ne va pas de soi tant il s'agit d'abord de contenus de savoir qui prétendent fixer par leur nombre et leur nature l'état d'une civilisation. Mais une culture ne tient pas uniquement dans cet ensemble qui risque toujours de se figer ; elle est aussi le processus par lequel un esprit se forme, apprend à juger grâce à l'éducation ou à l'expérience, prend soin de lui-même, des autres et du monde. 

Plus encore, je crois qu'il n'existe pas de culture sans une appropriation qui peut faire tenir en elle une place pour le jugement, la réflexivité ou la critique. Cette appropriation peut-elle valoir comme réparation ? Sans doute qu'au moment où le monde semble fasciné par le retour des nationalismes, où se déploient des « politiques de l'inimitié », pour reprendre une formule d'Achille Mbembe, il faut pouvoir habiter une distance que la culture rend possible par son accès à l'imaginaire, en particulier aux livres à même de nous aider à nous orienter. 

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