Qui a déjà déménagé sait quel souci peuvent poser les livres. Comment les classer : par auteurs ? par matières ? L’ordre alphabétique ne sied pas toujours à la diversité du format… Pour Alessandro Baricco, qui partit vivre dans une autre ville il y a une douzaine d’années, le problème ne s’est pas présenté : laissant sa bibliothèque derrière lui, il s’était installé dans un logement où aucun bouquin n’était à lui. Dix années se sont écoulées, et de la période 2002-2012 est né Une certaine vision du monde, un recueil de critiques de cinquante livres "suivant l’ordre dans lequel, précise Baricco dans le prologue, je les ai ouverts ". Ainsi cette bibliothèque idéale ad hoc comprend-elle aussi bien des classiques - Les temps difficiles de Dickens, Discours de la méthode de Descartes -, que des contemporains - Kawabata, Faulkner, Malaparte, Lampedusa - , des très contemporains - Roberto Bolaño, Christa Wolf, Ian McEwan, Fred Vargas - ou des essais - "Les racines du romantisme" d’Isaiah Berlin (The roots of romanticism, non traduit en français), Les abeilles et les araignées de Marc Fumaroli. La curiosité de l’auteur de Mr Gwyn est insatiable, il se délecte autant de l’autobiographie du tennisman Andre Agassi que de petits bijoux oubliés comme La femme au XVIIIe siècle des frères Goncourt.
Ce qui intéresse et charme dans ces petits "exercices d’admiration" originellement parus dans La Repubblica est l’autoportrait du lecteur en creux, ce que ces lectures révèlent de sa propre esthétique d’écrivain. Ici il s’interroge sur "le triomphe du réel sur tout autre dessein" et confie que Sur la route est "d’un ennui mortel" ; là il loue une "prose [qui] réduit au minimum l’effort de lecture et permet au lecteur d’employer tous ses moyens pour réfléchir à ce qu’il lit, puisqu’il n’a aucun problème de compréhension. […] Le sentier est nettoyé, on peut donc s’intéresser au paysage. Et, dans les livres, le paysage c’est l’intelligence de l’auteur." L’analyse n’est à aucun moment pontifiante, et l’on goûte avec délices au ton de Baricco, alliage de réflexion profonde et de badinage humoristique : les maîtres de l’art de la nouvelle sont anglo-saxons, "les autres s’y essaient mais c’est comme d’entendre un Norvégien chanter O Sole Mio ".
Baricco adore la méchanceté de Coetzee : "Ecoutez ça (Disgrâce, p. 102) : "L’amour saphique : une excuse pour prendre du poids"". Mais il admire surtout chez le Sud-Africain sa capacité à faire surgir des images justes. "La parole trouve son origine dans le chant, écrit Coetzee, et le chant est né du besoin de remplir de son l’âme humaine trop vaste et plutôt vide." Et d’expliciter avec une image non moins sagace : "Une âme trop vaste. Cette tragique erreur d’évaluation du Créateur au moment de la confection expliquerait bien des choses : nous flottons dans notre âme comme un enfant dans la combinaison de ski trop grande transmise par son grand frère. Sûr qu’après ça on sent un certain vide…"Sean J. Rose