Depuis 2019, les sciences humaines et sociales (SHS) ont renoué avec la croissance. Comment s'est-elle manifestée dans vos maisons ?
Étienne Anheim : Il faut parler de croissance avec modération. Nous sommes fortement dépendants des revues. Si celles-ci se diffusent bien, leur rentabilité est décroissante. En revanche, il est vrai que les livres ont connu un nouveau souffle. Nous vendons plus de livres qu'il y a cinq ans, même si cela reste dix fois moins qu'il y a 40 ans.
Comment l'expliquez-vous ?
Julie Gazier : Les lectrices et les lecteurs aspirent à avoir un maximum d'informations sur un certain nombre de sujets, comme la transition climatique ou les questions d'inégalité, afin de saisir une réalité que nous avons tous du mal à appréhender. L'ampleur des défis explique ce regain d'intérêt pour les SHS.
E. A. : Ce renouveau passe aussi par un souci des éditrices et éditeurs et des autrices et auteurs de renouer avec un auditoire qui dépasse le seul monde universitaire. La question de la reconfiguration des rapports entre la recherche, l'édition et le lectorat de SHS bouge depuis 10 ou 15 ans. Les éditeurs universitaires participent à ce mouvement alors que, pendant la période faste des années 70-80, la vie des SHS était avant tout portée par de grandes maisons généralistes comme Le Seuil, Gallimard ou Flammarion. Ce modèle n'est plus celui dans lequel on vit. La pluralité de la publication est bien plus grande et on a vu émerger de toutes petites maisons d'édition privées très dynamiques en même temps que des éditeurs publics comme les Presses de Sciences Po, les Éditions de l'EHESS, de La Sorbonne et d'autres.
Les SHS s'ouvrent à de nouvelles thématiques et sont de plus en plus transdisciplinaires si bien qu'elles semblent parfois se fondre avec les essais et documents. Cette distinction est-elle toujours pertinente ?
J. G. : En tant qu'éditeurs spécialisés, l'idée d'évaluation et de validation demeure essentielle. Par ailleurs, l'ancrage disciplinaire reste très fort du côté des chercheuses et des chercheurs. Ainsi, il est encore très difficile de faire des livres qui mêlent des SHS et des sciences plus exactes, notamment sur les questions environnementales.
E. A. : Du point de vue de la recherche, les choses se structurent selon deux axes : celui des disciplines et celui des objets de recherche. Si historiquement le premier est dominant, le second est le plus dynamique sur le plan international depuis les années 80-90. C'est ce qu'en anglais on appelle les studies : on découpe un objet, comme la question du genre, de l'environnement, du climat, et on crée un dialogue interdisciplinaire autour de cet objet. Au croisement de ces deux axes, nous, éditeurs universitaires, proposons une rencontre entre des outils interdisciplinaires et des objets. La différence entre ce qu'une autre maison publie en essais et documents et ce que nous publions est que, de notre côté, il s'agit de recherches de première main liées à des méthodologies scientifiques et validées par des scientifiques.
Dans cette logique, pouvez-vous publier des ouvrages de sciences humaines qui soient engagés voire militants ou est-ce incompatible ?
J. G. : Oui, on peut publier des choses engagées tout en étant dans notre territoire. Dans L'économie féministe par exemple, Hélène Périvier adopte une grille de lecture particulière afin de voir ce que l'économie fait aux rapports de genre.
E. A. : Notre forme de militantisme est d'abord celui d'un exercice de la pensée critique et réflexive. La différence entre une maison militante et ce que nous essayons de faire, c'est que notre préoccupation première est la portée et la validité scientifique de ce qu'on publie. Si par ailleurs cela a des effets ou des échos politiques, ce n'est pas un problème en soi.
Outre l'ouverture à de nouvelles thématiques, observez-vous un renouveau du bassin d'auteurs ou de leurs profils ?
J. G. : Oui, d'une certaine manière. Beaucoup autrices et d'auteurs font de la médiation scientifique différemment, notamment par les réseaux sociaux.
Pensez-vous que cela modèle aussi leur réflexion et leur écriture ?
J. G. : Ils sont plus sensibles à l'impact de ce qu'ils écrivent, plus aguerris à certains types de controverses, c'est là où ça joue.
E. A. : Cela modifie aussi leur rapport aux données, aux outils électroniques de préparation des textes. Par exemple, les outils quantitatifs se sont démocratisés de telle sorte que certaines autrices et auteurs ont une capacité à traiter eux-mêmes des corpus massifs ou de la documentation complète. Nous avons par ailleurs une responsabilité assez grande dans le fait d'aider des jeunes autrices et auteurs à publier leur premier livre, parfois leur thèse. Ce qui a des conséquences en termes l'étagement générationnel et de genre. Dans mon catalogue, l'équilibre entre les hommes et les femmes a évolué de façon significative au cours des dernières années. Donc nos auteurs ne sont plus les mêmes, et nos relations avec eux ne sont plus les mêmes non plus.
Vous autorisez-vous à expérimenter d'autres formats, à publier des titres jeunesse ou des bandes dessinées ?
J. G. : Quand nous jouons sur la forme, la qualité et la mise en page, nous rencontrons un lectorat qui excède très largement celui dont nous avons l'habitude. Mais ce n'est pas forcément ce que l'on attend de nous. Si j'ai un magnifique projet de bande dessinée, je l'éditerai peut-être. Ou bien je miserai sur une coédition parce que je n'ai pas la possibilité de le faire entrer aussi facilement dans les rayons BD que les maisons plus généralistes.
E. A. : Aujourd'hui, l'édition universitaire a le souci de porter des formes matérielles et narratives plus innovantes. Il est aussi très important et souhaitable que les SHS puissent nourrir des horizons différents comme la jeunesse ou la bande dessinée. Nous avons notre rôle à jouer dans cette diversification des formats mais, en même temps, nous ne pouvons pas tout faire. C'est à travers des coéditions ou la constitution d'un nouveau vivier d'auteurs qui n'hésitent pas à publier dans d'autres maisons que nous sommes un des rouages du renouveau des SHS.