Esther est l’héroïne éponyme du rouleau de la Bible lu à la fête de Pourim, "le jour des sorts". Epouse juive du roi de Perse Xerxès, elle sauva son peuple de la destruction à laquelle le vizir Haman le vouait. Racine s’inspira du livre d’Esther pour sa tragédie destinée aux pensionnaires du collège de Saint-Cyr, les protégées de Mme de Maintenon. C’est vers cette figure biblique qui supplie Dieu de l’aider à déjouer l’extermination des Juifs que se penche Elisabeth de Fontenay dans un essai extrêmement personnel, La prière d’Esther. Dans Actes de naissance : entretiens avec Stéphane Bou (Seuil, 2011), la philosophe évoquait son parcours : la désertion de la tradition catholique qui l’avait formée, l’engagement gauchiste de ses débuts, ses thèmes : "la vulnérabilité des vivants" ou "la stupeur comme exercice spirituel", mais aussi sa condition métisse : un père résistant en rupture avec son milieu pétainiste et une mère d’origine juive et dont une partie de la famille avait été assassinée par les nazis. Ici, l’auteure du Silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998, repris chez Points, "Essais") revient sur le côté maternel "marrane" - référence aux Juifs convertis de force au catholicisme durant la Reconquista.
Aussi l’Esther de Racine, découvert par Elisabeth de Fontenay enfant, allait-il résonner comme nul autre texte : "Je prononçais cette supplique [acte I, scène IV] et je priais en mon nom dans la langue à la fois biblique, grecque, racinienne où respirait à pleins poumons une petite âme au sang mêlé." Esther n’a pas cessé d’incarner la résistance et certaine fidélité à l’ancienne alliance. Quand dans le salon de Madame Récamier, où se réunissaient Chateaubriand et ses amis, on voulut convertir Rachel, la petite Juive de 17 ans quasi illettrée devenue la plus grande tragédienne de son siècle, c’est le monologue d’Esther que récita la récalcitrante.
Hormis certains passages sur la beauté du chœur des jeunes filles cités pour faire allusion à l’homosexualité, Proust s’est symboliquement détourné d’Esther - sa propre judéité - en dénigrant Rachel. La géniale interprète de Racine, modèle absolu pour Sarah Bernhardt, renaît dans le roman proustien sous les traits d’un vulgaire avatar théâtreux : Rachel Quand du Seigneur (sobriquet en référence à l’air célèbre dans La Juive, l’opéra de Jacques-Fromental Halévy), demi-mondaine maîtresse de Saint-Loup ! Dans cette célébration d’Esther, Elisabeth de Fontenay adresse aussi une réprimande courroucée (qui aime bien châtie bien) vis-à-vis de l’"orfèvre de la réminiscence" pour cette "non-mémoire volontaire". S. J. R.