Polémique

Emmanuel Carrère répond à son ex-femme

Emmanuel Carrère - Photo P.O.L

Emmanuel Carrère répond à son ex-femme

Quatre jours après un texte de son ex-femme l'accusant publiquement de mensonges et de trahisons, Emmanuel Carrère lui répond dans une tribune parue sur le site de Libération.

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Par Vincy Thomas
Créé le 02.10.2020 à 22h00

Dans une lettre que publie Libération sur son site, Emmanuel Carrère répond aux accusations de son ex-femme Hélène Devynck, qui a fait diffuser son texte par Vanity Fair mardi. Cette tribune fait suite aux réponses déjà apportées à Livres Hebdo par Frédéric Boyer, P-DG de P.O.L, qui confirmait déjà l'accord privé entre les anciens époux et dévoilait la fabrication compliquée du roman, entre contraintes narratives et conseils d'avocats.

Stabilo jaune

Précisant que Yoga (P.O.L), son dernier roman, déjà écoulé à près de 90000 exemplaires selon GFK, objet de la polémique, n'est pas le livre de leur séparation, l'écrivain rappelle les faits: "Nous avons divorcé en mars 2020, à l’amiable. Elle a souhaité, et j’ai accepté, que dans notre convention de divorce figure cette clause : je ne parlerais pas d’elle sans lui avoir donné à lire les passages la concernant. C’est ce que j’ai fait, s’agissant de Yoga - je l’aurais fait de toute façon. Je suis allé beaucoup plus loin que je ne m’y étais engagé puisque je lui ai donné pas seulement les passages la concernant, mais le livre entier, et qu’elle a pu l’amender non pas une mais deux fois, en soulignant au Stabilo jaune les passages qu’elle voulait que je coupe".

Son roman, partiellement autobiographique comme ses précédents, et encore en lice pour le Goncourt, "parle, selon lui, d’une dépression mélancolique qui m’a conduit à être hospitalisé à Sainte-Anne. Cette dépression, cela dit, était partiellement liée à la crise conjugale qui a abouti à notre divorce : il fallait que j’en dise quelque chose. J’ai choisi de le faire a minima, sans aucune indiscrétion, et toujours en parlant d’Hélène avec respect et gratitude." L'écrivain, dans sa tribune, explique qu'il voulait la remercier de ne jamais l'avoir abandonné en l'intégrant dans son récit, et qu'il voulait affirmer son amour pour leur fille. Mais son ex-femme refusait qu'elle et sa fille apparaissent dans ce "roman": "Cette décision d’Hélène m’a consterné. J’ai cherché à la fléchir, sur certains points. J’aurais voulu garder le droit d’avoir une fille" se plaint le romancier.

Impur et hybride

"A ce stade, j’ai cru que, par la volonté d’Hélène, le livre devenait impossible. J’ai failli l’abandonner. J’ai tenté de le réécrire en m’abritant derrière la fiction pure : en changeant les noms, les professions, en maquillant, en ajoutant "toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait pure coïncidence", ce genre de choses. Au bout de dix pages, j’ai laissé tomber : cela sonnait faux, faux et malhonnête" confie-t-il. "C’est ainsi que s’est creusée, au cœur de Yoga, cette ellipse qui le rend par endroits énigmatique".

"Chaque livre impose ses règles, qu’on ne fixe pas à l’avance mais découvre à l’usage. Je ne peux pas dire de celui-ci ce qu’orgueilleusement j’ai dit de plusieurs autres : tout y est vrai. En l’écrivant, je dois dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu, surtout gommer, parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui, non" comme il l'écrit dans Yoga dans le chapitre "Le lieu où on ne ment pas". "C’est la nature de ce livre, c’est son identité d’être impur, hybride, tiraillé entre pacte de vérité avec le lecteur et fiction par endroits imposée. Pour contourner ce que je n’avais pas le droit de dire, et qui était triste mais nullement blessant, j’ai dû rebattre les cartes, intervertir des séquences, redistribuer des rôles" ajoute-t-il.

Libertés

Dans ce texte, Emmanuel Carrère tacle finalement son ex-épouse, qui, en s'exprimant dans les médias, a rompu leur pacte. Elle exigeait d'être tenue à l'écart et finalement elle a obligé l'éditeur et l'auteur à révéler cette censure maritale, l'exposant en pleine lumière. C'est le paradoxe qu'il souligne: lui qui respecte sa volonté de ne pas apparaître, elle qui brise le silence et réapparaît.

Yoga serait donc "la trace de cette disparition" et la polémique, une preuve de la rupture de ce pacte. Déclenchée par les révélations de Hélène Devynck, cette guerrilla médiatique démontre la fragilité de cette frontière de plus en plus poreuse entre autofiction, fiction et récit autobiographique. Dans sa lettre, où elle rétablit la vérité là où l'auteur a été contraint de romancer, Hélène Devynck écrit: "Les lecteurs sont libres de croire ou de douter. L’auteur est libre de raconter sa vie comme il veut, comme il peut. Je voulais, moi, avoir la liberté de ne pas en être, de ne pas être associée à un spectacle présenté comme sincère où je ne reconnais pas ce que j’ai vécu."

D'un divorce à l'amiable, affaire intime, le débat se déplace sur le terrain littéraire, entre autocensure, relecture par des avocats, et droit moral.



 

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