Bien qu'adossé à la convention de Berne, le délicat mouvement des intérêts régulés par le droit d'auteur n'a jamais été réglé comme un coucou suisse. Et le numérique remet le bazar entre les auteurs, les éditeurs et le public, un trio où l'entente est instable et à combinaisons variables.
L'année 2012 devrait voir ces discrètes batailles juridiques aboutir à des modifications du Code de la propriété intellectuelle (CPI) sur deux points : l'ajout possible d'articles encadrant un contrat d'édition numérique et la numérisation des oeuvres indisponibles du XXe siècle sans l'autorisation préalable des ayants droit. "En juillet prochain, on pourrait aussi célébrer le 20e anniversaire du CPI par une réflexion plus approfondie sur le droit d'auteur", rappelle Me Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste du sujet, qui rêve d'un dépoussiérage plus poussé dudit code, recueil de tout ce qui concerne le droit d'auteur en France.
AUTEURS INDIGNÉS/ÉDITEURS OUTRAGÉS
La discussion la plus proche d'aboutir concerne le contrat d'édition numérique, même si rien n'est joué. L'ultime rendez-vous était programmé ce jeudi 19 janvier, après notre bouclage. Réunis en comité restreint, le Conseil permanent des écrivains (CPE), la Société des gens de lettres (SGDL), le Syndicat national des auteurs et compositeurs (Snac) et le Syndicat national de l'édition (SNE) négocient depuis septembre dernier sous l'égide du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA).
Réveillée de deux ans d'hibernation, cette organisation s'est lancée dans une activité quasi frénétique depuis l'été dernier. Elle est chargée de rédiger plusieurs rapports et de déminer les relations entre les auteurs et les éditeurs. Bien qu'à peine existants, les droits numériques ont déjà usé sans résultat plusieurs comités ad hoc d'auteurs et d'éditeurs. En mars dernier, à la veille du Salon du livre, la SGDL avait annoncé publiquement un constat d'échec, après diverses tribunes d'auteurs indignés auxquels ont répondu des éditeurs outragés.
Le ministère de la Culture a mobilisé Pierre Sirinelli, membre du CSPLA, spécialiste du droit d'auteur et professeur à Paris-1, pour faire le Casque bleu entre ces gens du livre. Si la très grande majorité des auteurs ont signé les avenants que leur proposent les éditeurs, quelques-uns, et non des moindres, attendent d'y voir plus clair. Daniel Pennac se garde ainsi de confier ses droits numériques à son éditeur Gallimard), bien qu'il ait proclamé toute son admiration pour le P-DG de celui-ci lors d'un colloque à la Commission européenne. "En décembre, la dernière réunion a permis de dégager un accord de principe sur les six points en discussion, >explique Jean-Claude Bologne, président de la SGDL. Nous devons maintenant approuver une rédaction commune, qui nous permettra de vérifier que tout le monde a bien interprété cet accord de la même façon." Les membres de ce comité restreint doivent ensuite en référer à leur bureau respectif, avant une approbation formelle en réunion plénière le 26 janvier prochain.
Les six points en discussion concernent l'exploitation permanente et suivie d'une oeuvre sous forme numérique, la durée du contrat, la création d'un contrat spécifique, la rémunération, la reddition des comptes et le bon-à-tirer. Les auteurs tiennent à ce que l'essentiel de ces points soit inscrit dans le CPI, et donc dans la loi, alors que les éditeurs souhaitent des mentions dans les articles concernés du CPI, qui renverraient vers un code des usages numériques.
COMPROMIS
"C'est un sujet très évolutif, qui ne peut pas être figé dans la loi", remarque Christine de Mazières, déléguée générale du SNE. En début de semaine, les négociateurs partageaient au moins la même analyse sur le résultat de la dernière réunion : le succès - ou l'échec - viendrait du compromis trouvé à propos de ce qui devait figurer dans la loi. "Le code des usages n'engage que les adhérents du SNE", souligne Jean-Claude Bologne, en insistant sur le fait que l'accord devra être global.
Ils se félicitaient aussi à l'unisson des avancées et des concessions consenties au cours d'une cinquantaine d'heures de réunion. La notion d'exploitation permanente et suivie dans le numérique, qui faisait déjà l'objet d'un relatif consensus, a notamment été précisée : la mise à disposition du livre numérique sur une plateforme de commercialisation constitue la disposition minimale. Parmi ces avancées, figurent aussi l'encadrement de la durée du contrat et la rémunération. Les auteurs ont accepté que ces questions soient traitées via une clause de rendez-vous sur les conditions économiques, très formellement définie.
Si les principes du contrat d'édition du livre papier étaient appliqués au livre numérique, comme les éditeurs tentaient de le faire admettre depuis que la question est ouverte, les auteurs craignaient de se trouver coincés à vie, avec une rémunération très diminuée. Un livre numérique étant supposé toujours disponible, les auteurs ne pourraient plus invoquer la fin d'exploitation et la négligence de leur éditeur pour reprendre leurs droits. Ceux-ci seraient en outre très diminués s'ils étaient au même pourcentage que le papier, mais sur des prix publics bien inférieurs.
Effective depuis le 1er janvier, l'application de la TVA à taux réduit devrait au moins détendre sur la question des droits, car l'essentiel revient à un problème d'argent. Selon le tableau des différents postes de coût d'un livre numérique réalisé dans l'étude du Contrôle général économique et financier (voir p. 22-24), une TVA à 7 % dégagerait sur la part "création" (auteur et éditeur) d'un livre numérique presque le même revenu qu'un livre papier pourtant vendu 40 % plus cher.
VENTES QUADRUPLÉES
Des expériences de variation de prix semblent encourageantes : à 3,99 euros, Hatier vendait 300 unités par semaine, soit 1 200 euros de recette totale, de l'application du Bescherelle pour l'iPhone et l'iPad. Mais à 0,79 euro, les ventes se sont emballées à 2 200 unités par semaine, soit une recette hebdomadaire de 1 740 euros. First (Editis), qui a testé une baisse de ses prix numériques de 50 % sur une collection de romans policiers, a quadruplé ses ventes et a plus que doublé le chiffre d'affaires pendant cette expérimentation. De quoi calmer les tensions entre éditeurs et auteurs, inévitables lorsque les équilibres antérieurs sont modifiés.
Emmanuel Pierrat souligne cependant que les négociations menées avec le CSPLA ne trouveront de toute façon pas de traduction législative avant les prochaines élections, qui pourraient tout remettre en cause si la donne politique est bouleversée. Jean-Claude Bologne se veut plus serein : "Une majorité politique, quelle que soit sa nature, ne changerait rien d'essentiel à un accord sur lequel les professionnels concernés se seront engagés", assure le président de la SGDL.
44 % DES BEST-SELLERS BD SONT PIRATÉS SUR LE NET
Le Motif, qui a mis en place en 2009 un outil, Elabz, pour étudier l'offre et la demande de livres numériques légales et pirates, a livré jeudi une enquête sur le piratage de la BD. Mathias Daval et Vincent Monadé ont recherché pour l'Observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France ce qu'un internaute moyennement expérimenté peut télécharger illégalement en BD. Ils ont estimé qu'il y avait de 35 000 à 40 000 albums dont 8 000 à 10 000 réellement accessibles. Les fichiers illégaux sont de très bonne qualité, résultant d'un scannage des BD papier et pas de "crackage" de fichiers numériques légaux. Les enquêteurs notent que sur l'ensemble des circuits de diffusion pirates (le peer-to-peer via eDonkey, torrent, téléchargement direct et streaming/scantrad), les best-sellers de mangas, les séries franco-belges classiques (Lucky Luke, Astérix, Tintin...) et quelques séries récentes (Walking dead) constituent la majorité des fichiers échangés.
Un traitement particulier est fait du manga avec la pratique, déjà bien connue et très répandue, du scantrad (numérisation et traduction), diffusé en streaming (lecture en ligne). Par rapport au téléchargement classique, les chiffres de fréquentation explosent, avec par exemple 3,5 millions de visites pour Naruto. Le principal portail de scantrad regroupait en décembre 9 000 chapitres de mangas en streaming.
Un fait plaide selon le rapport pour un développement de l’offre légale : parmi 50 best-sellers 2010-2011 en téléchargement illégal, 44 % (22 titres) sont disponibles en version piratée. Mais, sur ces 22 titres piratés, seuls 10 sont disponibles en téléchargement légal sur une des trois principales plateformes de distribution (AveComics, Digibidi, Izneo).
Les indisponibles, projet très volontaire
Objectif : faire revivre des ouvrages indisponibles du XXe siècle. Comme pour le droit d'auteur, de délicats réglages sont à concocter, cette fois entre auteurs, éditeurs et bibliothèques, sous l'impulsion du gouvernement.
Les sauvageons californiens numérisateurs de livres occupent encore les agendas de plusieurs dizaines de personnes en France, dans la classe politique, l'administration de la culture et l'édition. Lointaine conséquence du projet Google Livres initié en 2003 aux Etats-Unis, la proposition de loi sur la numérisation des livres indisponibles du XXe siècle devait être discutée le 19 janvier à l'Assemblée nationale, qui a déjà modifié le texte voté au Sénat le 9 décembre. Il faudra donc une commission mixte paritaire pour aboutir à un texte commun à inscrire dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI), avant l'arrêt des travaux parlementaires, prévu fin février pour cause d'élections présidentielle, puis législatives. Ce texte figurera aussi au bilan culturel de la majorité sortante.
D'où la procédure d'urgence, qui réduit la navette entre les assemblées à une seule lecture, mais qui s'explique aussi par le très fort volontarisme politique à l'origine de cette loi. Le gouvernement avance à marche forcée pour prendre de vitesse une directive européenne sur l'exploitation numérique des oeuvres indisponibles qui recoupe en partie le projet français. Et il veut enclencher ce projet pour sécuriser le financement dépendant du programme des investissements d'avenir, qui a donné lieu à quelques acrobaties dans la procédure mise en oeuvre. En dépit de demandes insistantes, l'Interassociation archives bibliothèques documentation (IABD), qui suit ce dossier de près, n'a pu obtenir qu'une copie caviardée de l'accord signé le 1er mars dernier par le ministère de la Culture, la SGDL, le SNE, la BNF et le Commissariat général à l'investissement (CGI), surveillant le contenu économico-financier du projet avec la Caisse des dépôts.
La droite et la gauche n'ont aucun désaccord de fond sur ce texte, mais sont à l'écoute des auteurs, des éditeurs ou des bibliothèques en fonction de leur sensibilité politique. Le projet repose sur la constitution d'un corpus estimé à 500 000 livres, publiés avant le 1er janvier 2001 et qui ne sont plus disponibles à la vente. Le texte prévoit que les auteurs ou éditeurs pourront reprendre leurs droits sur ces ouvrages à la manière de l'opt out (droit de sortie) de Google dans son programme de numérisation, le silence valant acceptation. Après la numérisation, une société de gestion de droits proposera l'exploitation du fichier à l'éditeur d'origine de l'ouvrage papier, ou à une société d'exploitation dédiée si cet éditeur n'est pas intéressé. Le Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC) et la Société française des intérêts des auteurs de l'écrit (Sofia) sont tous deux candidats à la gestion des droits de ces ouvrages. La Sofia a la préférence des auteurs : leur influence y est plus grande, et elle leur reverse directement leur dû, alors que le CFC le fait via les éditeurs.
ORPHELINES
L'articulation du texte français avec la directive européenne a fait l'objet d'une attention particulière autour des oeuvres orphelines, qui entrent forcément dans la catégorie des indisponibles. Le CSPLA a rendu un rapport à ce propos en novembre dernier, sous l'égide de Me Jean Martin. La définition de l'oeuvre orpheline est un enjeu important pour les bibliothèques, futures clientes de la base numérique : l'IABD estime que ces oeuvres sans ayant droit connu devraient être diffusées gratuitement, ce qui revient à créer une exception, votée au Sénat mais contestée à l'Assemblée.
L'économie du projet, établi à partir d'ouvrages qui n'ont plus d'existence commerciale, subit une contrainte forte : l'Etat ne subventionne pas, mais avance des fonds à rembourser, sur un cycle toutefois de très longue durée. Le coût de la numérisation est évalué à 40 millions d'euros sur dix ans. Les recettes de la société d'exploitation atteindraient 9 millions d'euros en 2021. Le test commencera cette année avec un corpus de 20 000 ebooks, fournis par les éditeurs et la BNF, et commercialisés par une société de projet à créer, qui sera filiale du Cercle de la librairie (également actionnaire d'Electre S.A., société éditrice de la base du même nom et de Livres Hebdo). Avec les titres repris en exploitation directe par les éditeurs, le marché des livres indisponibles atteindrait au total 25 millions d'euros.