Dans Le corps où je suis née (Actes Sud, 2014), fiction autobiographique qui emprunte son titre à un poème d’Allen Ginsberg, Guadalupe Nettel a esquissé son portrait en petite fille qui ne voyait pas le monde comme les autres. Et ce formidable roman d’apprentissage venu d’un texte de commande en 2009, alors qu’elle attendait le premier de ses deux fils, fournit les clés principales de sa littérature, l’écrivaine mexicaine préférant ne pas parler d’"œuvre" puisqu’elle avance sans "projet global".
Née il y a quarante-trois ans avec une tache sur la pupille, presque aveugle de l’œil droit, Guadalupe Nettel était contrainte de porter, enfant, un cache sur l’œil gauche pour rééduquer sa vue. Pour la petite fille à la vision scindée alternaient dans la même journée, entre le matin et le soir, le flou et le net, le nébuleux et le précis. Elevée dans les années hippies par des parents aux idéaux libertaires, elle est devenue une romancière et brillante nouvelliste sensible à l’étrangeté du monde et au sentiment de la différence, obsédée par les marges du réel, les frontières de la normalité, par les univers parallèles. Sans doute viennent de là aussi la distance ironique, l’humour noir qui irriguent calmement les histoires de celle qui est aujourd’hui considérée comme l’un des talents les plus saillants de sa génération. Une écrivaine inspirée par Cortázar, Kafka et Poe, admiratrice d’Enrique Vila-Matas et d’Emmanuel Carrère, et dont les livres opèrent la synthèse originale entre deux traditions littéraires : le fameux réalisme magique latino-américain et l’autofiction à la mode européenne.
D’Aix-en-Provence à Mexico
De fait, l’écrivaine entretient depuis l’enfance des liens étroits avec la France où elle a effectué plusieurs longs séjours initiatiques. Arrivée la première fois à 10 ans avec sa mère, elle a passé sa préadolescence dans les quartiers périphériques et mélangés d’Aix-en-Provence avant de rentrer à Mexico pour les années de lycée et le début de l’université. Puis c’est à Paris qu’elle reviendra faire un doctorat en sciences du langage à l’EHESS. Paris qui, avec New York, est le cadre d’Après l’hiver, son troisième roman. Ce livre, à deux narrateurs, entremêle le récit d’une jeune étudiante originaire d’Oaxaca, installée près du cimetière du Père-Lachaise, et celui d’un Cubain exilé, employé dans une maison d’édition new-yorkaise. La solitude des grandes métropoles, l’isolement de ceux qui sont loin de chez eux, la difficile communication entre les êtres, la proximité de la maladie et de la mort, le froid qui anesthésie les cœurs dans cet implacable roman sans fleurs ni couronnes qui est à la fois climatique et sentimental.
L’écriture de ce livre récompensé du prix Jorge-Herralde 2014 s’est étalée sur une dizaine d’années. Entre-temps, Guadalupe Nettel a imaginé La vie de couple des poissons rouges (Buchet-Chastel, 2015), un recueil de cinq contes délectablement cruels qui mettent en relation des animaux et des hommes. Dans l’un d’eux, il est question de cafards colonisant une maison. Guadalupe nourrit une tendresse particulière pour ces bestioles archaïques, leur faculté d’adaptation, leur résistance. "Cucaracha" [cafard, en espagnol] : c’était aussi le surnom que sa mère avait donné à sa fille si spéciale. Véronique Rossignol
Guadalupe Nettel, Après l’hiver, Buchet-Chastel. Ttraduit de l’espagnol (Mexique) par François Martin. 21 euros, 304 p. Sortie le 8 septembre. ISBN : 978-2-283-02891-9