Papeterie et édition. Si les univers sont naturellement proches, les frontières sont longtemps restées étanches. Mais depuis cinq ans, plusieurs maisons d'édition font des incursions sur le marché des carnets et autres -cahiers, s'offrant une diversification cohérente et relativement simple à mettre en place. Le coup d'envoi a été donné à l'automne 2014 par Edi8. Pionnière, la filiale d'Editis a essuyé les plâtres avec de la papeterie pure, « Ultim », une gamme de carnets et d'agendas associés à des classiques littéraires. Née du constat que les libraires cherchent de nouveaux relais de croissance, la nouvelle marque veut « casser les frontières papeterie et proposer une offre cohérente aux deux marchés », explique alors Alexandra Bentz, directrice du pôle jeunesse de Gründ. Audacieuse graphiquement, l'expérience tourne court cependant.
Proche de la littérature
Un an plus tard, Gallimard se lance à son tour avec une ligne de dix carnets, cahiers et blocs aux couleurs de la -célèbre collection « Blanche ». Cette fois-ci, le succès est au -rendez-vous. « C'est une papeterie naturellement proche de la littérature qui redit l'importance du fonds de la maison et valorise un savoir-faire centenaire en matière de fabrication », -expliquent Laure Gallimard et Franck Fertille, les deux chefs de projet chargés de la papeterie Gallimard. Aujourd'hui, la ligne compte soixante-cinq références et s'est enrichie de kits de correspondance, d'un agenda et de coffrets thématiques. Elle s'est aussi ouverte, depuis un an, aux magasins de papeterie.
Depuis, l'expérience est regardée de très près et fait même des émules. En un an, les produits de papeterie commercialisés par les éditeurs se sont multipliés sur les tables des librairies. « Aujourd'hui, toutes les grosses maisons, quel que soit leur positionnement, ouvrent leur catalogue et réfléchissent notamment à sortir une ligne de papeterie », confirme Marc Galitzky, président de la Sofédis, filiale de Madrigall qui diffuse les produits Moleskine et la papeterie de sa maison mère. Le Cheyne, qui édite de la poésie et possède son atelier d'impression, a choisi de réutiliser ses chutes de papier pour concevoir six carnets très soignés, aux couleurs vives et au dos desquels figure un poème. Pour accompagner la sortie des Parisiens, d'Inès de la Fressange, Flammarion a commercialisé fin 2017 quatre carnets et deux passeports à l'effigie de la créatrice de mode. J'ai lu, qui fêtait ses 60 ans cette année, a proposé au printemps aux libraires six carnets au look rétro reprenant les couvertures de ses premiers succès.
Opérations ponctuelles
La tendance s'étend jusqu'en jeunesse, où Frédéric Lavabre, directeur de Sarbacane, s'est tourné vers la papeterie pour accompagner la parution de Jacominus, de Rébecca Dautremer (octobre). « Nous voulions prendre le contrepied de tous ces produits dérivés qui tournent autour des albums et qui sont souvent chers, complexes et sophistiqués », explique le directeur. Trois carnets et un cahier « chics, simples et tendances, avec une approche très qualitative voire collector », ont été imaginés autour de l'univers du personnage, qui ont en outre l'avantage de « rendre hommage au travail de dessinatrice de Rébecca », plaide Frédéric Lavabre.
Si elles s'intensifient en nombre, la plupart des initiatives des éditeurs ne relèvent toutefois pas d'une stratégie de diversification systématique et volontaire mais plutôt d'opérations ponctuelles, testées à l'occasion de lancements événementiels. « Les éditeurs ne se sont pas encore pleinement emparés du phénomène, qui reste un peu confidentiel, note Valérie Hanich, qui codirige avec son époux la librairie Le Failler à Rennes et a racheté en septembre dernier la papeterie historique de la ville, Bahon Rault. Si on veut développer la papeterie, même en librairie, il faut se fournir hors de l'édition. » Ainsi, pour la papeterie traditionnelle, plusieurs créateurs et graphistes, tels Papier Tigre, ont donné un coup de jeune aux cahiers, blocs et carnets.
En revanche, les éditeurs considèrent d'un œil très attentif le segment des organiseurs. Apparus timidement il y a une dizaine d'années, ces calendriers et agendas qui permettent d'organiser la vie quotidienne familiale sont perçus au sein de certaines maisons comme une piste de développement. « Ce marché est encore jeune et en pleine explosion. Mais surtout, il attire une clientèle différente de celle des traditionnels calendriers de fin d'année, notamment plus féminine », observe Manon Tarbouriech. La directrice adjointe des éditions 365, qui ont initié le concept en France avec la collection « Mémoniak » estime, à fin septembre, la progression des ventes à 6 % et le chiffre d'affaires dégagé par le cru 2018 (calculé à fin février) à 10 millions d'euros (prix public hors taxe). En moyenne, elle écoule plus de 150 000 exemplaires par an de son titre phare, L'organiseur familial, pourtant talonné depuis quelques années par la série « Frigobloc » des éditions Play Bac.
Les éditeurs se différencient dans l'offre d'organiseurs par l'ajout de contenus éditorialisés. Astuces, gestes, conseils, recettes, tableau de responsabilités, méthodologies, illustrations ou stickers, les idées ne manquent pas pour agrémenter les calendriers et agendas. « C'est ici que nous, éditeurs, avons une carte à jouer, estime Marion Taslé, directrice éditoriale chez Dessain et Tolra. Ce contenu offre une valeur ajoutée et imprime notre différence par rapport aux papetiers traditionnels. » Les principaux acteurs du marché, les éditions 365, Play Bac, Larousse et Marabout, rejoints chaque année par de nouveaux arrivants, déclinent à l'infini les thématiques (zen en famille, jardin, parenting, Montessori...) et les formats (agendas, semainiers, blocs) et segmentent les cibles (seniors, parents séparés, colocation, couple, entrée en 6e...). La collection « Mémoniak », leader avec 50 % de parts de marché, comptait quinze références en 2014. Fin 2018, elle en dénombre plus de cinquante.
Cette innovation constante a en outre la vertu de répondre de plus en plus spécifiquement aux demandes des consommateurs, voire de « contribuer à la dynamique du marché en créant une nouvelle demande. Nous sommes encore dans une spirale vertueuse », considère Marjorie Seger, directrice marketing de Play Bac.
Papeterie créative
Inspirés par ce développement des organiseurs familiaux, les éditeurs appliquent désormais la méthode aux agendas. Ils y introduisent des accessoires (pochettes pour documents, crayons variés et fantaisie, stickers...), du graphisme moderne et des thématiques tendances, parmi lesquelles le bien-être et le feel-good se taillent la part du lion.
Surfant sur l'engouement pour le bio, Larousse a publié en août Cette année, j'ai décidé de green-noter, un agenda qui propose chaque mois une mission à accomplir et chaque semaine des astuces pour trier ses déchets ou fabriquer soi-même ses produits. En renouvelant ainsi un format qui existe depuis la nuit des temps, les éditeurs espèrent là encore attirer une clientèle plus féminine mais surtout plus jeune, visant notamment les 15-25 ans.
A côté des organiseurs familiaux, agendas et bullet journal - ces agendas que l'on crée de toutes pièces -, émerge un nouveau segment. Inspirée par le Do it yoursel (DIY), la papeterie créative, « celle que l'on fait soi-même », précise Marion Taslé, débarque en cette fin d'année dans les librairies. Outre un coffret papeterie sur le thème du renard, composé d'un carnet, de marque-pages et d'une « to-do-list », et des blocs de marque-pages et d'étiquettes à colorier, Dessain et Tolra, qui en a fait un « axe de développement », a commercialisé en -octobre un très joli Papier créatif. On y apprend à faire des cartes, des carnets, des calendriers perpétuels, des boîtes cadeaux et des photophores et l'on y puise des idées que l'on peut réaliser avec le papier proposé, chaque page étant détachable. « L'engouement pour tout ce qui touche au -papier est réel. Grâce notamment au Bullet journal, on a désormais plaisir à acheter de beaux carnets et à les utiliser en faisant appel à sa créativité », analyse Marion Taslé. La directrice éditoriale y voit en outre une passerelle possible vers le DIY pour un public en quête d'outils d'organisation.
Autres avantages de ces produits hybrides, qui marient papeterie et contenus éditoriaux : ils pourraient mettre le pied à l'étrier des libraires indépendants et les inciter à se pencher plus sur la papeterie. « Les initiatives des éditeurs conduisent à la création d'un marché qui est en train de grossir. Et comme cela vient des éditeurs traditionnels, les libraires vont être amenés à en distribuer plus », pronostique Marion Tarbouriech. Un espoir que ne partagent pas tous ces confrères, qui considèrent les libraires encore trop frileux sur ce domaine, au risque de laisser une part de marché s'échapper vers les grandes surfaces spécialisées, voire la vente en ligne (voir ci-dessus).
Librairie : miser sur le plaisir
Axe de diversification logique pour la librairie, la papeterie peine pourtant à s'y imposer.
Il y a quatre ans, les papetiers affichaient une volonté marquée de conquérir les librairies (1). Depuis, « il ne s'est rien passé de nouveau sur ce front, constate, désabusé, Guillaume Nusse, P-DG de Clairefontaine. C'est vraiment à rebours de la situation à l'étranger, ou même, en France, de celle de la Fnac, avec qui nous travaillons -désormais tout à fait correctement. » Pour le dirigeant, l'inappétence de la majorité des libraires indépendants pour la papeterie reste un mystère. Ce n'est pourtant pas faute de leur avoir -tendu des perches. Marketing, opérations commerciales variées... Guillaume Nusse est allé jusqu'à dépenser 50 000 euros par an pour les séduire. « Mais aujourd'hui, il y a parfois plus de produits chatoyants chez Monoprix ou chez certains fournituristes que dans les -librairies. »
Martial -Ardant, qui dirige la division France du groupe Hamelin (Oxford, Elba), partage le même constat. « La papeterie représente une source simple de chiffre d'affaires dont les libraires se privent. Leurs magasins pourraient être un point de contact supplémentaire pour les produits de papeterie, qui auraient l'avantage de leur ramener du trafic. » Cette part de marché est en train de s'évader vers la vente en ligne, seul canal de diffusion à progresser fortement (+ 25,6 %) selon les chiffres de l'institut I+C fourni par l'association des acteurs de la filière papetière, l'Ufipa. « Même le -papier cadeau, achat d'impulsion par excellence, progresse sur Amazon. C'est tout de même inquiétant », confirme Guillaume Nusse.
Image vieillissante
Identifiés de longue date, les freins au -développement de la papeterie en librairie demeurent un approvisionnement jugé complexe, des méthodes de travail complètement différentes de celles de l'édition et une offre perçue comme pléthorique et encore considérée comme peu noble par les libraires. « On les sait historiquement très impliqués dans leur métier et fortement attachés à leur produit, le livre », souligne Martial Ardant, qui pointe le faible nombre de librairies-papeteries en France, un modèle qui souffre lui aussi d'une image vieillissante. « C'est un commerce qui a ses propres règles, reconnaît Valérie Hanich, qui dirige avec Dominique Fredj, la librairie rennaise Le Failler. Mais on dispose aujourd'hui de produits très créatifs qui font sens avec le livre et qui offrent de véritables synergies. » -Introduite il a quelques années dans le magasin, « parce que la -demande existait et qu'il aurait été dommage de la laisser s'évader ailleurs », insiste la libraire, la papeterie lui permet notamment de théâtraliser son assortiment. Valérie Hanich sort même du cadre strict du papier pour acquérir de petits objets, tout en restant toujours en rapport avec l'univers du livre et de l'écrit. Des bougies dont les fragrances étaient liées à un auteur sont ainsi parties « comme des petits pains », assure la libraire.
Convaincus du potentiel de la papeterie, Valérie Hanich et Dominique Fredj ont sauté le pas. En septembre, ils ont racheté Bahon-Rault, papeterie historique de la ville, à laquelle ils entendent donner une nouvelle dynamique. Si des travaux d'embellissement sont programmés en février, le couple prévoit également d'introduire des gammes créatives, graphiques et modernes, des produits qui bénéficient justement d'un engouement auprès d'une clientèle très attentive à tout ce qui concerne « ces nouvelles manières d'écrire et de déployer sa créativité grâce au papier, note Valérie Hanich. La papeterie subit le même choc culturel que la librairie. Pour survivre, cette dernière a dû redevenir un lieu de plaisir. De la même façon, la papeterie doit sortir du strict cadre utilitaire, sans pour autant l'abandonner, et proposer des produits plaisir. »
(1) Voir LH 1010 du 19.9.14, p.55 à 60.