Personne ne les attendait sur ce terrain-là. Mais en publiant, en mars 2017, La vie secrète des arbres, du forestier allemand Peter Wohlleben, Les Arènes ont réalisé le coup de l’année sur le marché des livres de nature et de jardinage. Avec 478 000 exemplaires écoulés, toutes versions confondues, le best-seller a écrasé l’ensemble de l’activité : il représente 27,5 % de la valeur des ventes du secteur et 46 % de celles des ouvrages de nature, selon GFK. Il est même à l’origine de l’inversion du poids des segments, celui de la nature, traditionnellement plus faible, passant devant celui du jardin, en volume comme en valeur.
"Happy green"
Mais, contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, derrière cet arbre immense la forêt a su rester vivante. Une fois gommé l’effet Wohlleben, les ventes de nature et de jardin affichent, pour la deuxième année de suite, une progression, avec, selon GFK, un saut de 3 % en valeur. Une tendance dont profitent presque tous les éditeurs et que ces derniers expliquent, dans leur majorité, par une "soif renouvelée de connaissance et d’informations sur ces sujets, portée par un mouvement de société devenu très large, dominé par la préoccupation d’adopter un mode de vie plus sain et de renouer avec le végétal et la nature", analyse Philippe-Jacques Dubois, directeur de Delachaux et Niestlé. "L’écologie, la protection de l’environnement et toutes les thématiques liées ont fusé, confirme Thomas Bout, cofondateur et dirigeant de Rue de l’échiquier. Il y a neuf ans, quand nous avons commencé, elles représentaient des niches. Aujourd’hui, la société s’en est emparée."
Un mouvement qui a permis à Rue de l’échiquier de voir bondir de 150 % son chiffre d’affaires en 2017. Due, certes, à la création d’un domaine jeunesse et à "L’écopoche", une collection de petits formats, cette croissance reste toutefois emblématique de la bonne santé du secteur. Profitant de l’élan, la maison poursuit son développement cette année et inaugure un département de bandes dessinées, qui n’échappera pas "à la monomanie de Rue de l’échiquier et abordera, sous des angles différents, l’écologie, l’environnement et les grandes questions de société", prévient Thomas Bout.
Globalement, ce mouvement "happy gree,nplus respectueux de la nature, plus engagé, plus joyeux et plus sain, mais qui se révèle aussi plus jeune dans ces cibles", pointe Catherine Delprat, directrice éditoriale chez Larousse, a conduit les éditeurs à modifier en profondeur leurs ouvrages de nature et de jardin. S’ils gardaient auparavant les deux segments relativement étanches, ils n’hésitent plus aujourd’hui à hybrider sujets et genres. "Séparer nature et jardin est devenu impossible", reconnaît Catherine Delprat, qui pousse l’analyse plus loin. "L’ensemble de la vie pratique se métisse. Tous ses segments se mélangent dans un art de vivre au naturel qui portent des valeurs durables et philosophiques."
Traduction concrète dans les livres pratiques : moins de catalogues de techniques, de plantes ou de conseils, mais des formules mixtes qui intègrent une réflexion sur les modes de vie actuels, voire des projets de vie, avec en fil rouge un profond respect de l’environnement. "On cherche à donner un supplément d’âme", considère Catherine Delprat, qui poursuit ainsi sa diversification vers les essais avec, en avril, On a 20 ans pour changer le monde. Signé Maxime de Rostolan, fondateur de l’association Fermes d’avenir, ce petit livre coup de poing (64 pages) propose des solutions pour bâtir une nouvelle société, conçue comme un écosystème reposant sur trois axes : le soin apporté aux humains, à la terre et le partage des ressources. Véritable star de la permaculture, l’auteur signe par ailleurs en février des Regards croisés sur l’agroécologie, accueilli dans la collection d’essais "Gardons les pieds sur terre", créée en 2017 par Rustica.
Allier réflexion et solutions concrètes
Parallèlement, les essais purs prennent, eux, des accents de plus en plus pratiques en cherchant à apporter des réponses et des solutions concrètes pour agir dans le quotidien. Il s’agit notamment d’attirer ce nouveau "lectorat intéressé mais qui privilégie la rapidité et l’accessibilité aux essais de 300 pages", pointe Philippe-Jacques Dubois. "L’envie de faire, de dépasser le constat et l’analyse est forte, complète Thomas Bout. En même temps, l’effet d’entraînement existe : la découverte d’une technique peut donner envie d’en savoir plus. C’est un tout qui se constitue."
Fruit du croisement de toutes ces approches, le mook imaginé par Rustica fera son apparition dans les linéaires des librairies en mars. Baptisé Gaïa, il mêle les univers de la permaculture, de l’agroécologie, de l’autoproduction, de l’apiculture ou de la cuisine, accueille le regard de quelques grandes signatures de l’écologie, telles Pierre Rabhi ou Hubert Reeves pour le premier numéro, tout en gardant un aspect pratique. "Il est important de rester dans l’agir et le faire, de montrer comment on peut s’inscrire dans l’action", appuie Elisabeth Pegeon, directrice éditoriale de Rustica. Un pan que Garden_Lab, premier mook lancé l’année dernière et qui devrait s’enrichir de quatre numéros en 2018, souhaite réserver à Internet. Initialement prévue en juin 2017, Garden_Fab, la plateforme technique qui fera office de "boîte à outils pratique", devrait voir le jour courant 2018.
Témoin de cette volonté d’allier éléments de réflexion et solutions concrètes, la collection "Je passe à l’acte" d’Actes Sud se dote elle aussi de quatre nouvelles références au printemps, dont la suite de Débuter son potager en permaculture et Devenir consom’acteur, qui devrait donner lieu à une série. Dans le même esprit, le réalisateur et auteur phare Cyril Dion livre, en mai, une suite à Demain avec un Petit manuel de résistance contemporaine. Plus globalement, la maison arlésienne entérine en 2018 la ligne dessinée l’année dernière et condensée dans une opération envoyée aux libraires en février, qui reprend les trois livres de nature qui ont marqué 2017 : Jamais seul, Les arbres, entre visible et invisible et L’économie symbiotique, réunis sous le slogan PLV "S’allier au vivant pour penser demain".
Persuadé que l’angle du dessin et plus globalement la diversification des supports "répondent bien à ces nouvelles attentes de rapidité et d’accessibilité", Delachaux et Niestlé poursuit son effort sur la collection "Planète graphique", inaugurée en 2017. Malgré des ventes en dessous des espérances, qui varient autour de 3 000 exemplaires au titre, la collection gagnera en 2018 une référence sur la biodiversité, "un sujet important qu’il faut traiter", plaide Philippe-Jacques Dubois, qui promet en outre d’autres développements pour 2019, se félicitant d’arriver, à ce stade de réflexion, "dans un groupe multimédia comme Média-Participations, qui laisse augurer des perspectives réjouissantes". En attendant, l’éditeur prépare un manifeste rappelant "clairement les valeurs et les engagements de Delachaux et Niestlé, au premier rang desquels figure la transmission des connaissances". Glissé dans tous les ouvrages de la maison et présent sur l’ensemble des réseaux sociaux, le manifeste contribuera en outre à structurer "la communauté des lecteurs, qui témoigne déjà une grande fidélité à Delachaux et Niestlé", assure Philippe-Jacques Dubois.
Documentaires narratifs
Jusqu’alors engagé dans une stratégie plus classique, axée autour de guides d’identification et de livres de vulgarisation scientifique, Belin se tournera aussi, en fin d’année, vers l’essai, "une forme qui va dans le sens de cette nouvelle relation que l’homme tisse avec la nature tout en apportant des connaissances actualisées", explique Olivia Recasens. Mais, "pour garder le plaisir", la conseillère éditoriale pour le pôle Culture et connaissance d’Humensis, auquel est rattaché cette partie du catalogue de Belin, plaide pour une formule "incarnée, qui donne chair au texte". Une voie qu’explore également Frédéric Lisak, directeur de Plume de carotte, qui souhaite développer "une approche sensible de la nature", par le biais de "docus-récits", des documentaires qui frôlent la narration. Un premier ballon-sonde a été lancé en octobre dernier, avec L’enfant du désert, un récit de la vie de Pierre Rabhi destiné aux enfants et vendu à 18 000 exemplaires. Programmé en avril, Le manuel d’éco-résistance de Jean-François Noblet, "un sale gosse écolo qui livre son journal de combat", indique Frédéric Lisak, est chargé de transformer l’essai. Avec "Versant intime", Valérie Dumeige, chez Arthaud, pousse encore plus loin le concept. La collection, commercialisée en janvier, rassemble des "autobiographies naturelles qui décryptent l’apport de la nature au processus créatif d’écrivains et d’artistes". Philippe Claudel et Michel Butor ouvrent la série.
Concentrés sur ces nouvelles formes de publication, les éditeurs de nature et de jardinage n’en délaissent pas pour autant leurs formats traditionnels. Guides d’identification et ouvrages pratiques résistent bien, ces derniers galvanisés notamment par l’essor du potager urbain, la végétalisation de la maison et l’élan de la permaculture, système holistique par excellence, traitée cette année sous des angles plus techniques. Terre vivante, qui consacre quatre livres au sujet, se penche ainsi en mars sur la culture en lasagnes, et en février sur Le sol en permaculture, une "reprise des fondamentaux qui permet notamment de pointer les dérives d’une lecture trop rapide de la permaculture", détaille Brigitte Michaud. La directrice éditoriale de la maison iséroise profite également du phénomène lié aux arbres pour tester un genre inédit chez Terre vivante. Au bonheur des arbres, publié en mars, s’éloigne du pratique en présentant tout à la fois les caractéristiques de cinquante arbres couplées à leurs vertus thérapeutiques et énergisantes. Raisonnables sur le sujet de la sylvothérapie, davantage exploitée par leurs confrères du bien-être, les éditeurs de nature et de jardin lui préfèrent l’intelligence végétale et le thème de la symbiose, très présents dans les programmes éditoriaux de 2018. De la même façon, le domaine des animaux, encore largement dominé par le chat, voit émerger des ouvrages sur l’intelligence animale. Une manière d’anticiper le prochain phénomène Wohlleben, qui abordera en avril La vie secrète des animaux.
Nature et jardinage en chiffres
Ulmer repart à l’offensive
En perte de vitesse depuis deux ans - la maison a terminé 2017 en repli de 3 points dans un marché à + 3 % -, Ulmer repart à l’assaut en 2018 et se lance dans une nouvelle phase de développement. Enrichie depuis l’été d’une éditrice supplémentaire et d’une agence de presse pour sa communication, l’équipe qui entoure Antoine Isambert, fondateur et dirigeant de la marque, a concocté pour le printemps un programme nourri et appétissant : pas moins de 20 titres sont proposés. Mais surtout, une nouvelle collection fait son apparition dans le catalogue de la maison, inspirée par l’attitude "happy green".
Propulsée en mars dans les linéaires, "Vieilles racines & jeunes pousses" accueillera des livres "à la croisée des sciences humaines et des sciences naturelles, qui reviennent sur le devant de la scène, indique Antoine Isambert. Inédits ou anciens, s’adressant aux adultes comme aux plus jeunes, aux amateurs comme aux néophytes, ils se nourrissent des savoirs issus de la biologie, de l’ethnobotanique, mais aussi d’enseignements empiriques, et donneront aux lecteurs les moyens d’habiter le monde autrement." Cinq titres sont programmés cette année, dont les deux premiers paraîtront le 8 mars, consacrés aux Plantes sauvages comestibles et à la technique pour Faucher et récolter à la main. Préfacé par le paysagiste Gilles Clément, ce dernier s’inscrit "dans l’esprit de la permaculture", précise l’éditeur. Suivront à l’automne Le chemin des herbes du Midi, doté "d’aquarelles exceptionnelles", selon Antoine Isambert, la réédition du classique Histoire de l’alimentation végétale du botaniste suisse Adam Maurizio (1862-1941), et un ouvrage dédié aux blés de pays et aux petites céréales.
Autre enjeu majeur d’Ulmer : Le guide du potager ultra-simple (mars). Sorte de Simplissime du jardin à la maquette élégante, illustré de photos pour l’apprentissage des premiers gestes, le livre met à la portée de tous les connaissances pour créer un potager et récolter ses premiers légumes. Dans le même esprit, et toujours en mars, Plantes succulentes offre un panorama étendu de ces végétaux devenus des incontournables des terrariums, alors qu’Une vie parmi les roses (avril) tend davantage vers le "docu-récit" en plongeant dans l’univers d’Eléonore Cruse, une "ex-hippie qui a bâti l’une des plus belles roseraies spécialisées dans la culture des roses sauvages", annonce Antoine Isambert.
Meilleures ventes : la Lune détrônée
Menacé en 2016, le millésimé Jardinez avec la Lune de Rustica, premier de notre palmarès GFK/Livres Hebdo des meilleures ventes de livres de nature et de jardinage depuis de nombreuses années, n’a pas résisté à la folie Peter Wohlleben en 2017. Il est même relégué en 5e et 6e positions du classement, derrière L’herbier de Malicorne de l’astrophysicien Hubert Reeves et Famille presque zéro déchet (Thierry Souccar), qui le talonnait déjà l’année dernière.
Emblématique, ce bouleversement à la tête de notre top 50 traduit le nouvel engouement des consommateurs pour les livres de nature. Leader incontesté des meilleures ventes en 2017, Peter Wohlleben réussit l’exploit de placer quatre de ses cinq ouvrages dans le palmarès, dont La vie secrète des arbres et sa version illustrée, édités tous deux aux Arènes, sur les deux premières marches du podium. Parus respectivement en septembre et en octobre, L’horloge de la nature (Macro éditions) et La vie au cœur de la forêt (Guy Trédaniel) s’installent, eux, aux 13e et 12e rangs. Un raz de marée qui se double de la déferlante permaculture. Le sujet, déjà bien installé en 2016, se renforce avec 12 références classées en 2017, parmi lesquelles Débuter son potager en permaculture, issu de la collection "Je passe à l’acte" d’Actes Sud, et Mon petit jardin en permaculture chez Terre vivante, vendus à plus de 30 000 exemplaires. "Du jamais vu", s’enthousiasme Brigitte Michaud, directrice éditoriale de la maison iséroise, qui espère renouveler l’exploit avec son Agenda de la permaculture, programmé en août.