Octobre 2017. Alors qu'éclate l'affaire Weinstein, l'actrice américaine Alyssa Milano relance sur Twitter le hashtag, créé dix ans auparavant par la militante féministe Tarana Burke, pour révéler l'ampleur des violences faites aux femmes. En dix jours, 1,7 million de personnes vivant dans 85 pays répondent à son appel. « #MeToo montre le chemin souterrain parcouru depuis les années 1970 », observent Christine Villeneuve et Michelle Idels, deux des quatre codirectrices des éditions Des femmes-Antoinette Fouque. Créée en 1973, la maison a publié deux volumes de MLF : psychanalyse et politique 1968-2018, 50 ans de libération des femmes (mars 2018 et février 2019).
Sorcières
La prise de conscience internationale engendrée par #MeToo n'a pas échappé au monde du livre. D'une part, le mouvement a créé une forte demande de la part de lectrices âgées de 20 à 35 ans. Des lectrices « très éclairées » en quête d'ouvrages « de plus en plus pointus » et qui repartent avec « de gros paniers », remarque Mélanie Quince, cofondatrice de la librairie jeunesse Les Trois Sœurs (Paris 18e), qui a inauguré un rayon adulte dédié au féminisme en septembre dernier. D'autre part, le mouvement « nous a touchées d'un point de vue personnel et cela se retranscrit dans notre métier », déclare Sandra Monroy, éditrice chez First notamment en charge des rayons société et culture générale, qui assume désormais un « discours plus direct » avec la bande dessinée Sea, sexisme and sun de Marine Spaak (août 2019). Si un ouvrage illustre l'engouement pour les livres féministes, c'est bien Sorcières de Mona Chollet, publié en septembre sous le label « Zones » de La Découverte. Initialement tiré à 4 500 exemplaires, Sorcières a été réimprimé à douze reprises, s'est écoulé à 70 000 exemplaires et figure dans les meilleures ventes « Essais » depuis sa publication. Les droits ont, jusqu'ici, été cédés dans dix pays et une adaptation est en cours de négociation.
Ce contexte a poussé un grand nombre de maisons généralistes à aborder franchement la thématique des femmes et mêler les voix de leurs auteurs à celles portées par des éditeurs engagés comme les éditions Des Femmes-Antoinette Fouque, Remue-Ménage (voir encadré p. 70) ou la collection « Sorcières » de Cambourakis.
En mars, le Seuil publie Mes bien chères sœurs de Chloé Delaume, qui revient sur son parcours pour livrer une réflexion collective sur le féminisme, quand Plon édite Harcelées, l'enquête de la journaliste Astrid de Villaines qui a sillonné la France pour recueillir les témoignages de 72 femmes harcelées ou agressées sur leur lieu de travail. Larousse édite en février sa première bande dessinée, Histoire(s) de femmes : 150 ans de lutte pour leur liberté et leurs droits, signée par les Norvégiennes Marta Breen et Jenny Jordahl. Les Echappés transmettent l'hommage d'Inna Shevcheko, la leader des Femen, à toutes les femmes qui l'ont aidée à se défaire des carcans de la société patriarcale dans Héroïques : amazones, pécheresses, révolutionnaires (16 mai) pendant que First prépare pour septembre Le féminisme pour les nul.le.s dirigé par Danielle Bousquet, présidente du Haut conseil à l'égalité entre les hommes et les femmes. Sous la direction de Samuel Lequette et Delphine Le Vergos, Cours petite fille ! (Des femmes-Antoinette Fouque, janvier 2019) expose la parole de 31 personnes - « 28 femmes et trois hommes », précisent Christine Villeneuve et Michelle Idels - qui condamnent les injustices et les violences subies par les femmes et précisent les enjeux des débats et des mobilisations.
Ici et d'ailleurs
Des voix venues du continent américain résonnent aussi en librairie. La Découverte édite le manifeste de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 % (mars 2019), qui prône un mouvement totalement inclusif. Chez Denoël, la féministe afro-américaine Roxane Gay développe dans Bad feminist (mars 2018) une réflexion teintée d'humour et d'impertinence sur l'état du féminisme. Epuisé en grand format, l'essai est disponible en poche chez Points.
#MeToo n'a pas seulement révélé l'ampleur des violences infligées aux femmes. « La question du corps est [aussi] revenue en force », soulignent Christine Villeneuve et Michelle Idels. A travers son histoire, Roxane Gay dénonce dans Hunger : une histoire de mon corps (Plon, janvier 2019) les rapports conflictuels que les femmes entretiennent avec la nourriture et l'ostracisation de celles qui ne correspondent pas à la norme. La philosophe Marianne Durano souligne la soumission de la femme à la technique médicale dans Mon corps ne vous appartient pas : contre la dictature de la médecine sur les femmes (Albin Michel, janvier 2018). Une dénonciation aussi portée par Barbara Ehrenreich et Deirdre English dans Sorcières, sages-femmes et infirmières : une histoire des femmes soignantes (« Sorcières » de Cambourakis, 2015). Dans Coïts, coédité en mars par Remue-Ménage et Syllepse, Andrea Dworkin voit l'acte sexuel comme un outil de domination masculine. « Cet essai laisse présager un petit succès : 800 exemplaires ont été précommandés sur un tirage moyen de 1 000 », indique Didier Epsztajn, éditeur de Syllepse.
« On a l'impression de découvrir de nouveaux sujets alors qu'il n'y en a pas tant en réalité », estiment Christine Villeneuve et Michelle Idels. Certains réactualisent des textes oubliés mais toujours d'actualité. Avec La femme mystifiée de Betty Friedan (mars 2019), « publié en 1964, jamais réédité depuis », Caroline Ast, directrice éditoriale du domaine étranger de Belfond, a voulu « marquer l'engagement » de la maison dont la « tradition féministe n'était pas totalement structurée. Il était temps qu'on marque le coup ». L'éditrice a lancé le « mois féministe » durant lequel elle ne publie « que des femmes dans chacune de [ses] collections », soit six auteures dont Maggie O'Farrell (I am, I am, I am) et Rachel Abbott (Ce qui ne tue pas). Caroline Ast compte renouveler l'initiative tous les ans « sous différentes formes ». La traduction de textes « peu connus » est au cœur de la mission de la collection « Sorcières » de Cambourakis, lancée en 2015 par Isabelle Cambourakis qui estime que l'édition française accuse « un très grand retard en matière de traduction. Aussi bien des pays anglo-saxons que d'Amérique du Sud et d'Asie ». La maison a traduit, en 2015 et 2017, Ne suis-je pas une femme ? et à De la marge au centre de la militante noire américaine Bell Hooks.
Croisements
La fiction n'échappe pas à la vague féministe et mise sur des personnages féminins « forts et inspirants », selon Danaé Tourrand-Viciana, responsable éditoriale de la marque Charleston de Leduc.s, qui publiera le 18 juin Un parfum de rose et d'oubli de Martha Hall Kelly et Daisy Jones and The Six de Taylor Jenkins Reid. La marque a lancé un appel à manuscrit pour son prix de la Puissance au féminin qui vise à « trouver une nouvelle voix du roman féministe en France », explique -Karine Bailly, directrice éditoriale de Leduc.s, qui vient d'éditer Le pouvoir des femmes de Susan Nolen-Hoeksema (24 avril).
Au-delà de la parution de livres, #MeToo a poussé de nouveaux éditeurs à s'engager. « Le féminisme est une démarche, une manière d'aborder un texte, pas un sujet », revendiquent Karima Neggad et Solen Derrien, fondatrices de Blast en février (diffusion Hobo, distribution Makassar), qui veulent par exemple « des personnages féminins qui permettent à la narration d'avancer et non pas des femmes prétextes ». Marie Hermann et Ingrid Balazard, qui ont fondé Hors d'atteinte en mai 2018 (diffusion-distribution Harmonia Mundi), partagent la même volonté et conçoivent leur maison comme « un espace où les voix invisibles et attaquées sont au centre ». Hors d'atteinte a programmé six livres cette année dont l'actualisation de Notre corps, nous-mêmes en octobre, paru chez Albin Michel en 1977. Ce projet de longue haleine transmet une parole « la plus transparente et la moins jugée possible à toutes les femmes, peu importe leur orientation sexuelle, âge ou handicap », insistent les éditrices qui coorganisent avec Mélanie Quince, le 22 juin à Montreuil, la manifestation familiale G!!!RLZ pour parler des femmes.
La multiplication d'initiatives ne déplaît pas aux éditrices qui ont porté le combat des femmes avant #MeToo. « Il y a de la place pour tous », assure Isabelle Cambourakis qui sait qu'« en portant son militantisme, [sa] collection ne va pas toucher tout le monde ». Il reste des places à prendre d'autant plus que certains thèmes très présents dans les mouvements féministes sont peu représentés en librairie. C'est le cas de la question intersectionnelle - « race, classe, genre », explique la responsable de « Sorcières » -, de l'afroféminisme ou encore de l'écoféminisme, une conjonction entre les mouvements écologistes et féministes, « qui commence à exploser sur les réseaux sociaux », observe Isabelle Cambourakis qui a édité des titres comme Rêver l'obscur de Starhawk (2015) et Reclaim (2016). De nombreux textes fondateurs n'ont par ailleurs pas été traduits. « Dans les pays anglo-saxons, le rayon "gender studies" est très développé alors qu'il commence seulement à s'installer dans les pays latins », observe Sandra Monroy. « Notre mission n'est pas terminée », assurent Christine Villeneuve et Michelle Idels. W
L'édition jeunesse en quête d'équilibre
Un « désastre ». C'est ainsi que Nelly Chabrol Gagne, enseignante-chercheuse à l'Université Clermont--Auvergne, coresponsable pédagogique du master Création éditoriale des littératures de jeunesse et générales, et auteure de Filles d'albums (L'atelier du poisson soluble, 2011), qualifie la représentation des femmes dans les albums jeunesse en 1994. Elle observe que, vingt-cinq ans plus tard, « le sexisme recule un peu mais se tapit dans les détails ». Sans avoir attendu #MeToo, un nombre croissant d'éditeurs jeunesse sont désormais à l'affût des représentations stéréotypées. « L'affaire Wein-stein n'est pas l'an zéro de la révolution féministe de l'édition jeunesse. Parmi les succès les plus récents, -Culottées de Pénélope Bagieu, par exemple, a été initié bien avant », confirme Thomas Dartige, directeur éditorial Livres documentaires, Univers petite enfance et Nouveaux médias chez Gallimard Jeunesse, qui affirme être « très attentif, depuis longtemps, à repérer et à déconstruire les stéréotypes de la société patriarcale ».
Ne pas véhiculer les stéréotypes
Sans prétendre « savoir ce qu'est un livre exempt de stéréotypes à 100 % », Laurence Faron, fondatrice de Talents hauts, veille depuis 2005 à « véhiculer une représentation du monde moins sexiste » à travers des ouvrages choisis avant tout pour « leur qualité graphique et/ou narrative » comme La déclaration des filles et La déclaration des garçons signés par Elisabeth Brami en 2014 et traduits dans douze langues.
Une même volonté anime La Ville brûle qui a publié On n'est pas des poupées et On n'est pas des super-héros de Delphine Beauvois et Claire Cantais, réunis en 2015 dans Ni poupées, ni super-héros !, ou La ligue des super--féministes de Mirion Malle en janvier.
Soucieuses de ne pas « véhiculer les stéréotypes énormes que l'édition jeunesse a assimilés », Victoria Scoffier et Seymourina Cruse, éditrices jeunesse aux Arènes, ont édité les deux tomes des Histoires du soir pour filles rebelles d'Elena Favilli (octobre 2017 et 2018), afin « de donner des modèles qui dépassent celui de la princesse traditionnelle », et les aventures de Brune et Rose absolument insupportables de Mijo Beccaria et Nicole Claveloux (octobre 2017).
L'engagement des éditeurs passe aussi par la mise en avant de figures féminines historiques. Depuis dix ans, la collection « Ceux qui ont dit non » d'Actes Sud Junior cherche « volontairement » à présenter « presque autant de femmes que d'hommes », assume sa directrice Murielle Szac. « Pour la question de la discrimination raciale, nous avons préféré Rosa Parks à Martin Luther King, sans toutefois l'évincer non plus », poursuit l'éditrice. Après Olympe de Gouges : non à la discrimination des femmes d'Elsa Solal (2014) ou Anna Politkovskaïa : non à la peur de Dominique Conil (2016), elle s'apprête à publier George Sand : non aux préjugés d'Ysabelle Lacamp (15 mai). Talents hauts vient de lancer « Les plumées » qui, avec neuf titres par an, remet au goût du jour des textes écrits par des femmes « peu ou pas réédités » comme L'aimée de Renée Vivien (février 2019) ou La belle et la bête de Gabrielle Suzanne de Villeneuve (mai 2019).
Renverser les préjugés
« En présentant presque exclusivement des modèles hors du commun ou des héroïnes qui ont changé le monde, ces listes peuvent créer une nouvelle injonction », prévient Thomas Dartige. Il a notamment édité chez Gallimard 40 combattantes pour l'égalité d'Isabelle Motrot (septembre 2018). De même pour les ouvrages qui tendent à renverser les préjugés. « Remplacer un stéréotype par un autre n'a jamais fait avancer la cause des femmes », déclare Murielle Szac qui préfère des ouvrages où la femme « réagit comme une femme, sans se conforter aux stéréotypes » et qui a, à cet effet, rédigé Le feuilleton d'Artémis (Bayard Jeunesse, 15 mai). Aucun problème donc à continuer de mettre en scène des princesses ou des femmes au foyer, du moment où l'on propose une « biblio-diversité » aux jeunes lecteurs, assure Nelly Chabrol Gagne. « Plus les enfants auront accès à la diversité de l'humanité, plus ils pourront s'identifier », insiste-t-elle. C'est ainsi qu'Hachette Romans propose « l'offre et la contre-offre sans exercer de censure », déclare Cécile Térouanne, directrice du département et éditrice du prix Nobel de la paix Malala Yousafzai dont le dernier ouvrage, Nous avons dû partir, est paru le 17 avril.
Si « les questions féministes s'oxygènent », Mélanie Quince, cofondatrice de la librairie Les Trois Sœurs (Paris 18e) remarque cependant que « la place des petits garçons est compliquée. On ne pense pas trop à eux alors qu'ils ne peuvent toujours pas lire un ouvrage avec une fille en couverture sans que cela pose problème aux adultes ». Un défi supplémentaire pour l'édition jeunesse. W